Jamais le nombre d’indécis n’aura été aussi important à la veille d’une élection présidentielle. Nombre d’électeurs se retrouvent ainsi dans la position de l’âne de Buridan : selon ce fameux paradoxe scolastique (attribué de manière apocryphe au théologien médiéval Jean Buridan), un âne ayant autant faim que soif, et placé à égale distance d’une botte de foin et d’un seau d’eau, se laissera mourir d’inanition, faute de pouvoir choisir… À cet aimable paradoxe, les trois plus grands métaphysiciens de l’âge classique ont tenté d’apporter une réponse. Espérons que leurs analyses aident nos indécis à mettre un bulletin dans l’urne.

Dans un célèbre scolie de son Éthique (deuxième partie, proposition 49), Spinoza tente de démontrer que la volonté et l’intellect sont une seule et même chose. Autrement dit, il n’existe pas de volonté indépendante qui flotterait au-dessus de nos passions ou de nos idées : celles-ci impliquent leur propre affirmation. Conséquence : un homme placé dans la situation de Buridan, tiraillé par des sentiments égaux, mourra bien de soif et de faim. L’électeur, ou l’électrice puisque Spinoza a la délicatesse de féminiser l’ânesse (asina dans le texte latin), finira par voter blanc.

Il faut au contraire avoir toute la foi de Descartes dans le libre arbitre pour postuler ce qu’il appelle, dans une lettre au père Mesland, la « liberté d’indifférence » : une capacité à se déterminer « dans les actions où la volonté n’est portée par aucune raison évidente vers un parti plutôt que vers un autre ». La grandeur de l’homme, que l’exercice de la raison distingue de l’animalité, c’est paradoxalement de pouvoir choisir sans raison, et de triompher ainsi de l’apathie. Si l’âne meurt de faim, l’homme se sauve. Philippe Poutou ou Jacques Cheminade ? La dignité de notre espèce vous impose, dans le secret de l’isoloir, de faire un geste décisif, pure expression du libre arbitre.

La solution la plus élégante revient toutefois à Leibniz. Penseur de la différence et de la singularité, inventeur du calcul infinitésimal, Leibniz conteste la possibilité même de l’âne de Buridan. S’il n’y a pas deux feuilles ni deux gouttes d’eau pareilles dans tout l’univers, a fortiori ne peut-on imaginer dans l’ordre de la nature que les distances soient parfaitement égales, et les appétits de l’âne parfaitement équivalents. C’est une fiction de métaphysicien, démentie théoriquement par l’analyse mathématique de l’infiniment petit, et empiriquement par les sciences naturelles. « Il y aura donc toujours bien des choses dans l’âne et hors de l’âne, quoiqu’elles ne nous paraissent pas, qui le détermineront à aller d’un côté plutôt que de l’autre. » Ce passage de la Théodicée (II, § 49) s’inscrit logiquement dans une philosophie qui s’efforce de réconcilier l’idée d’un déterminisme divin avec celle d’un choix individuel. L’expression de mes préférences personnelles ne fait que refléter des causes qui m’échappent, intégrées à l’infinie complexité du calcul de Dieu. Laissez-vous guider, le jour du vote, par vos inclinations naturelles, reflet du meilleur des mondes possibles…

Alors, chers indécis, ne faites pas les ânes, au risque de ressembler, comme le dit Spinoza dans la suite du scolie, aux enfants, aux sots et aux déments. La démocratie, aussi décevante qu’elle soit parfois, mérite mieux que des braiments protestataires.  

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