Ce phénomène n’a rien de neuf. Il constitue au contraire un véritable marqueur du Brésil qui, depuis le xvie siècle, a connu des cycles successifs de conquêtes. Fondés sur la mise en valeur de nouveaux territoires, le plus souvent dans des objectifs d’exportation, ils ont d’abord concerné le bois dit de braise, puis la canne à sucre, puis le café, qui a fait la fortune de Sao Paulo. Depuis une trentaine d’années, on assiste à de nouveaux cycles de production dans de nouvelles zones pionnières : le sucre, dans les régions tropicales, destiné essentiellement à la fabrication de l’éthanol pour la consommation intérieure, ensuite le soja, massivement destiné à l’export vers la Chine et l’Europe. L’exploitation de cette plante a remonté du sud tempéré du pays vers les deux Mato Grosso, États limitrophes de la Bolivie et du Paraguay, et s’étend maintenant dans le sud de l’Amazonie.

Ces cycles sont l’expression d’un état d’esprit pionnier réellement structurant depuis la fondation du pays. Stefan Zweig l’a souligné dans son ouvrage Brésil, terre d’avenir (1941), dans lequel le pays est ­présenté comme l’anti-Europe de cette époque. Dans sa Bible du chaos (1992), l’écrivain humoriste Millôr Fernandes, figure de la résistance à la dictature militaire, reprend ce titre en le modifiant légèrement : « Le Brésil, pays d’avenir, toujours ».

Ancré dans un pays dur, très métissé mais où les Blancs détiennent le pouvoir, cet état d’esprit est constitutif d’une capacité d’adaptation et d’improvisation extraordinaire. Mais il entretient aussi une culture de violence rappelant la conquête du Far West aux États-Unis, avec la lutte entre ceux qui défrichent et ceux qui s’installent pour créer de grands domaines. 

Un nouvel élan pionnier était apparu avec la création de Brasilia (1960) qui a généré la formation d’un nouveau réseau routier reliant le plateau central au Nord et à l’Ouest amazoniens. Les militaires de l’École supérieure de guerre avaient alors présidé à l’élaboration d’une doctrine de sécurité nationale centrée sur la notion des « frontières mouvantes ». Très influencés par l’école française de géographie, ces militaires ont construit la vision d’un Brésil continental dont le territoire était encore non maîtrisé, faute de peuplement dans les parties centrales et occidentales. Il convient de citer le travail du général Golbery e Silva, Géopolitique du Brésil (1967), qui répondait au précédent de la Géopolitique de la faim de Josué de Castro (1951), texte de posture tiers-mondiste inspiré en réalité par la pensée nord-américaine. 

La pensée souverainiste des stratèges brésiliens était à la fois liée aux États-Unis (anticommunisme de guerre froide) et ­distante, car des firmes d’Amérique du Nord avaient des projets forestiers gigantesques sur la rive gauche de l’Amazone.

Appuyés par les grands groupes locaux du BTP, les militaires lancèrent un vaste programme de développement de la « frange nord » du pays, avec implantation de postes militaires (d’autant qu’à l’époque sévissait en Amérique latine une guérilla castriste). 

Ce qui est extraordinaire, c’est la pérennité de cette doctrine où l’esprit pionnier est au service d’un projet de géopolitique interne, la volonté de maîtriser l’ensemble du territoire. Elle a en effet perduré après le passage du Brésil à la démocratie. Venus de la gauche syndicale, les présidents Lula et Dilma Roussef ont repris à leur compte la thèse du pays pionnier, y ajoutant cependant une forme de contrôle démocratique : ­protection des Indiens et des réserves naturelles, décroissance de la déforestation. Ce qui se passe sur ces fronts de nos jours n’est pas idéal, mais on négocie avec les Indiens. Et seuls 20 % de la forêt amazonienne ont été touchés à ce jour, la déforestation y est bien moindre qu’en d’autres lieux du monde. 

Aujourd’hui, l’extension du contrôle sur le territoire se décline sur trois axes : les présences militaires aux frontières, la construction de routes, les peuplements des abords de ces routes. De plus, après l’« Amazonie verte » est venu le tour de l’« Amazonie bleue », cette zone économique de l’Atlantique sud où l’on trouve des quantités phénoménales de pétrole offshore en profondeur. La société française DCNS a ainsi bénéficié d’un énorme contrat pour créer une base navale avec des chantiers destinés à produire les sous-marins de surveillance de cette zone.

Enfin, alors que depuis le xixe siècle l’extension du Brésil s’est essentiellement faite à l’ouest, vers le Pérou et la Bolivie, ­depuis trente ans les fronts pionniers brésiliens avancent ­aussi plus au sud, vers le Paraguay. Avec l’accord d’Asunción, plus de 500 000 Brésiliens vivent aujourd’hui dans l’est de ce pays, où on les appelle Braziguayos. Le même phénomène advient dans l’Oriente bolivien, la région de Santa Cruz de la Sierra, où des Brésiliens s’installent massivement. Cette ville est devenue la plus peuplée de Bolivie, passant de 1 million d’habitants en 2000 à 1,6 million en 2010. Les Brésiliens ne vont pas ­revendiquer ce territoire, mais ils le peuplent et y développent une ­activité autonome – un « front pionnier agropastoral », comme ils l’appellent. Là comme au Paraguay ils font surtout du soja, un marché en extension illimitée.

Point essentiel pour comprendre le phénomène des fronts pionniers : très soucieux du contrôle de leur territoire, les ­Brésiliens sont aussi extrêmement souverainistes – en particulier face aux États-Unis. Le souvenir de la dictature pèse encore : il y a ainsi chez Lula et Dilma Roussef des éléments de grande méfiance envers les militaires et les États-Unis, avec lesquels ils entretiennent une relation faite de défiance et de refus des projets panaméricains. Alors que Washington joue la Colombie contre le Brésil, ce dernier joue le Mercosur contre les États-Unis. Le grand géographe de l’université de ­Sao Paolo, Wanderley Messias da Costa, ne parle jamais de l’Amérique latine; il ne connaît que l’Amérique du Sud. Car telle est, aux yeux du Brésil, sa « zone d’intérêts » naturelle. C’est le rôle majeur du Brésil en Amérique du Sud que les fronts pionniers visent à consolider.  

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