Qui peut en douter ? Dans les désordres de la bataille présidentielle s’achève un long cycle politique né des institutions de la Ve République, véritable machine à fabriquer du bipartisme, de l’efficacité électorale et de la stabilité politique. Tous les boulons de cette construction sophistiquée, conçue en 1958 par le général de Gaulle pour tourner la page d’une IVe République devenue pétaudière, sont en train de se dévisser. L’édifice branle de toutes parts et menace même de s’effondrer. Naturellement, ce sentiment naît d’une campagne folle dominée par l’affaire Fillon et les multiples questions qu’elle soulève. 

Le séisme qui affecte notre organisation politique vient, cependant, de beaucoup plus loin. Son épicentre est l’oubli au fil des ans de la notion d’intérêt général dans un monde cannibalisé par les droits de l’individu, ce Veau d’or sur l’autel duquel tous les principes du vivre ensemble sont sacrifiés. Que disait le général de Gaulle, le 12 septembre 1944, devant les corps constitués issus de la Résistance rassemblés au palais de Chaillot ? « Tout en assurant à tous le maximum possible de liberté et tout en favorisant en toute matière l’esprit d’entreprise, la France veut faire en sorte que l’intérêt particulier soit toujours contraint de céder à l’intérêt général, que les grandes sources de richesse commune soient exploitées et dirigées non point pour le profit de quelques-uns mais pour l’avantage de tous, que les coalitions d’intérêts qui ont tant pesé sur la condition des hommes et sur la politique même de l’État soient abolies une fois pour toutes. » 

Oui, décidément, on ne peut imaginer le général de Gaulle mis en examen. La politique est un dépassement qui place le destin de la nation au-dessus des aventures individuelles. Cette exigence, pour ne pas dire cette vertu, s’est dissoute dans l’alternance et l’obsession, à droite comme à gauche, de la conquête du pouvoir et de son exercice pour s’y maintenir. L’ambition individuelle est ainsi devenue plus forte que le destin commun, et le rêve élyséen, le jouet ultime de vies politiques conçues comme des carrières ambitieuses. 

La droite peut en mourir aujourd’hui mais la gauche socialiste n’est pas loin de monter dans le corbillard que Jean-Luc Mélenchon lui promet. Elle risque, en effet, au soir du premier tour du scrutin présidentiel, le 23 avril prochain, de se retrouver dans une situation comparable à celle qu’elle connut à l’issue de la présidentielle d’avril 1969. Gaston Defferre, son candidat, n’obtient que 5,01 % des suffrages alors que le PC caracole à 21,27 % avec Jacques Duclos. Née en 1905, la SFIO ne survit pas à ce terrible choc. Guy Mollet, son leader depuis 1946, rend les armes et le parti disparaît au bout de quelques semaines pour laisser place dès le mois de juillet, lors du congrès fondateur d’Issy-les-Moulineaux, à une nouvelle formation : le Parti socialiste. 

Après quarante-huit années d’existence, le PS ressemble aujourd’hui à la SFIO agonisante, rongée par ses divisions et par les choix de son chef Guy Mollet dont François Hollande semble être le triste héritier dans le rôle du bedeau. 

Au cours de ces cinq dernières années, le hollandisme aura été un molletisme, c’est-à-dire une navigation à vue entre une identité de gauche revendiquée et une pratique gouvernementale réformiste. Indécis, plus roublard que stratège, Hollande n’a pas su conjuguer les deux gauches, l’une plus ou moins radicale, l’autre sociale-libérale, autour de la notion d’intérêt général : Hamon, Montebourg, Aubry, Taubira d’un côté ; Valls, Le Drian, Sapin, Macron de l’autre. Résultat, il a été très vite contesté, harcelé par l’aile gauche du PS et ses frondeurs, lâché par des ministres contestataires après deux années de gouvernement, avant de confier les rênes de Matignon aux réformistes sans pouvoir empêcher le plus jeune représentant de cette sensibilité, Emmanuel Macron, de voler de ses propres ailes en dehors d’un PS divisé et décrédibilisé. 

Cette implosion pouvait-elle être évitée ? Peut-être, mais n’est pas François Mitterrand qui veut. Lorsqu’il conquiert le PS lors du congrès d’Épinay, Mitterrand a une vision précise : il a compris que la vie politique fabriquée par la Ve République, avec son scrutin majoritaire, passe par un affrontement bipolaire entre la droite gaulliste et une gauche rassemblée. Il en tire une ligne de conduite ferme : réussir l’union de la gauche en s’alliant aux communistes pour mieux les étouffer. Jamais, jusqu’à la victoire de 1981, il n’en démord. Le PS est certes divisé entre une première gauche mitterrandienne et une deuxième gauche rocardienne, mais il a un chef qui ne s’en laisse pas compter. Il n’y a pas de stratégie sans autorité. Le hollandisme est, de fait, le contraire de ce mitterrandisme. Ni cap ni autorité. 

Il arrive que des partis dominants ou puissants s’affaiblissent pour toujours comme le prouve l’histoire du Parti radical ou du MRP. Est-ce le sort réservé au Parti socialiste ? En vérité, depuis l’extinction du mitterrandisme avec l’échec de Lionel Jospin en 2002, le PS souffre de maux mortifères. Il vit, comme l’a montré Jacques Julliard dans Les Gauches françaises, un triple épilogue : fin du cycle révolutionnaire ouvert en 1789 ; fin du cycle socialiste entamé en 1917 ; fin du cycle de l’union de la gauche amorcé en 1971. Face à la mutation du monde, les socialistes conservent des idéaux – la liberté, l’égalité, la justice sociale – mais, sous la pression de l’écologie politique, ils ne portent plus l’idée de progrès et se rangent dans le camp de la protection, de la préservation, basculent dans un néoconservatisme. Enfin, voyant la notion de classe se dérober sous ses pieds, le PS se fait le défenseur des droits de l’individu, met en œuvre cette politique quand il gouverne et cesse de plaider clairement en faveur de l’intérêt général. 

« C’est la gauche qui défend les positions les plus favorables à l’autonomie de l’individu, constate Jacques Julliard, tandis que de façon générale la droite défend les droits de la société. » Exemples : les socialistes instaurent les 35 heures sans défendre la valeur travail qui faisait partie pourtant de leur capital ; ils adoptent le « mariage pour tous » mais affaiblissent la politique familiale ; ils mènent une politique pénale moins répressive et oublient de moderniser les prisons ; etc. 

Le socle de la gauche est donc à reconstruire pour lui ouvrir un avenir indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. Pour y parvenir, elle dispose tout de même dans sa besace des grands idéaux républicains. Il lui faut aussi, face aux questions d’identité, trouver une réponse qui la rassemble. Elle existe : c’est la laïcité dont elle a perdu le fil au nom de l’autonomie de l’individu. Elle doit également à nouveau faire du progrès une notion positive et l’assumer, car c’est le chemin de l’espérance dont tout peuple a besoin. Sans céder à un pacifisme béat, il lui faut reprendre à son compte la nécessité de la paix et élaborer un nouveau projet européen clair, respectueux des identités, renouant avec la notion de prospérité. Elle ne peut y parvenir que dans un pacte d’avenir offrant une vision non technocratique et tressant un besoin français de vivre ensemble. 

Si la gauche ne doit pas tourner le dos à l’individu, il lui faut revitaliser le sens perdu du bien commun dont les fondements sont la paix intérieure et extérieure, le développement de la richesse et sa redistribution équitable, le respect de la liberté. Nul doute qu’elle est condamnée à l’échec sans un renouvellement important des dirigeants socialistes actuels, jeunes ou vieux, car la plupart, engoncés dans des habitudes de carriéristes, n’ont connu qu’une vie d’apparatchiks qui leur occulte la réalité du monde et les empêche de penser le futur de la gauche et du pays.  

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