Le virage social-libéral du PS au pouvoir a profondément reconfiguré l’offre électorale. Il a radicalisé la gauche protestataire et antilibérale, déterminée à liquider le PS pour reformater la gauche. Mais il a aussi produit la candidature de Benoît Hamon. Le frondeur a mobilisé les sympathisants de la primaire tant sur la contestation de la politique de l’offre menée par le gouvernement que sur la perspective d’un « futur désirable ». L’ex-dissident, devenu candidat socialiste officiel, s’affranchit ainsi de « la culture du gouvernement », qui jouait comme un éteignoir, pour ouvrir de nouveaux possibles. Un réenchantement de la marque socialiste s’esquisse, non sans difficultés. L’aggiornamento socialiste a aussi ouvert un espace au centre dans lequel Emmanuel Macron s’est engouffré et qu’il cherche à construire. Cette nouvelle donne politique déconcerte les électeurs de gauche, confrontés à la déréliction et à la fragmentation de leur camp. Les voilà plongés dans une casuistique inédite : dans un paysage aussi transformé, où loyautés et réflexes traditionnels sont bouleversés, pour qui voter ? Le « peuple de gauche » marque son attachement à l’union, mais se révèle aussi profondément divisé idéologiquement et stratégiquement. Les reclassements partisans catalysent une dissociation-recomposition des électorats. Un réalignement semble s’opérer.

À ce stade de la campagne, comment se répartissent les électeurs de gauche dans cette offre éclatée ? La prudence méthodologique s’impose dans l’analyse : la taille des échantillons de sondages sur les petits segments électoraux considérés est modeste, les électeurs sont encore très indécis. Dans une campagne où la confrontation des programmes ne s’est pas encore véritablement engagée, les électorats restent poreux.

Jean-Luc Mélenchon a pu être un temps l’unique champion des déçus du hollandisme. Le vote « insoumis » procède d’une adhésion à un programme de rupture sophistiqué, mais il est surtout cimenté par l’affect négatif de l’antisocialisme. Plus que la droite, le « parler dru et cru » et tribunitien de Jean-Luc Mélenchon cible les « solfériniens ». Il séduit les électeurs exaspérés par un parti qui s’est fourvoyé. Le candidat antilibéral cherche à fabriquer un nouveau « peuple », mais il peine à élargir son socle de 2012. Avec la victoire de Benoît Hamon, il a perdu la maîtrise de son espace politique. La progression du candidat socialiste, un temps dopée par la primaire, s’est faite très largement au détriment de Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, cette érosion semble désormais contenue. 

Benoît Hamon a su enclencher lors de la primaire un réflexe identitaire de la gauche en lui permettant de reprendre espoir grâce à un « imaginaire » puissant. Le socle électoral du candidat socialiste, s’il est plus fragile que celui de Jean-Luc Mélenchon, est plus divers et équilibré : il agrège des sympathisants de proximités partisanes plus variées. 53 % des sympathisants EELV, privés de candidat, se reportent ainsi sur celui des socialistes, perçu comme plus rassembleur. 

Benoît Hamon parle à un électorat qui reste attaché à l’union de la gauche, quand celui de Jean Luc Mélenchon semble en avoir fait le deuil. Il apparaît aussi moins clivant et bonapartiste que le candidat autoproclamé de la France insoumise. Si le candidat socialiste cherche à préempter la centralité à gauche, il peine néanmoins à étendre son audience au-delà d’un électorat diplômé et urbain qui a fait sa victoire lors de la primaire.

Comme il l’a lui-même souligné, il n’est pas aisé de passer du « petit » au « grand bassin ». Le candidat socialiste ne parvient pas à mobiliser le vote des catégories populaires qui ne sont définitivement plus le cœur de l’électorat de gauche (le constat vaut également pour Jean-Luc Mélenchon), ni à capter le vote socialiste légitimiste. Marqué à gauche et déterminé à ne pas renier ce positionnement (d’autant plus que la défaite est le scénario le plus probable…), le candidat du PS ne rallie que 47 % des sympathisants socialistes et 34 % des électeurs de François Hollande au premier tour de la présidentielle de 2012 (IFOP, 2 mars 2017). Le procès en irréalisme instruit par les cadres du parti sème encore un peu plus le trouble dans l’électorat socialiste. La stratégie électorale de Benoît Hamon, en dépit de la primaire, reste en fin de compte prise en étau entre Jean-Luc Mélenchon et le candidat d’En Marche !

Emmanuel Macron bénéficie pour sa part, chez les électeurs de gauche, de plusieurs leviers : on opte pour lui aussi bien par adhésion idéologique à une offre sociale-libérale que par défaut, dans un contexte où la menace d’une victoire du FN est désormais réelle. L’ancien ministre, héritier paradoxal de François Hollande, agrège, grâce à un discours attrape-tout, la droite de la gauche et la gauche de la droite, sans les coaguler pour l’instant. Son électorat est en effet encore fragile : dans la dernière enquête CEVIPOF-Ipsos parue en février, seuls 33 % des électeurs d’Emmanuel Macron déclarent que leur choix est définitif (contre 53 % pour Jean-Luc Mélenchon et 39 % pour Benoît Hamon). Le candidat exerce cependant une réelle force d’attraction dans l’électorat socialiste : il fixe pour l’instant 37 % des sympathisants socialistes et 40 % des électeurs de François Hollande du premier tour de 2012 (Ifop, 2 mars 2017). Il offre un débouché inédit à un segment électoral minoritaire à gauche mais qui présente une forte cohérence idéologique et sociologique, les « sociaux-libéraux » que le CEVIPOF situe à 6 % de l’électorat global. Le politiste Luc Rouban note une demande forte de « politique centriste » chez les fonctionnaires, clientèle traditionnelle du PS. Emmanuel Macron est par ailleurs le candidat de substitution d’électeurs qui ne partagent pas forcément ses options programmatiques libérales mais ne se résignent pas à un duel de second tour opposant la droite et l’extrême droite.

La tentation du vote utile et du « moindre mal » est d’autant plus forte que les candidats de gauche se révèlent incapables de s’unir parce qu’ils sont en concurrence pour le futur leadership à gauche. « Pas d’union, alors ce sera Macron », entendent beaucoup les militants en campagne sur le terrain. C’est la double ironie de la situation politique : le PS est victime d’un vote utile après l’avoir beaucoup invoqué. Le mandat discrédité de François Hollande peut déboucher, paradoxalement, sur la victoire du candidat le plus proche de son positionnement politique : un non-socialiste déclaré. 

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