Nous sommes deux. Deux femmes, l’une transgenre et l’autre cisgenre. Nous cheminons côte à côte dans une rue piétonne d’une grande ville de France. Soudain, de quelque part sur notre gauche, fuse un « t’as vu le trans ». Nous échangeons un regard : je suis atterrée, elle est blessée. Pour nous deux, cette simple phrase est pire que l’insulte qu’elle n’est pas. Donnée sous le couvert d’un simple constat, elle délégitime d’un coup la féminité de l’une de nous. L’une de nous ne serait pas une « vraie » femme et ce, doublement : par le fait d’avoir fait une transition à un moment de sa vie (« trans ») et par le fait d’être, au bout du compte, un homme (« le »). Sa féminité serait une falsification quand la mienne est supposée être authentique. Cette petite phrase est très caractéristique d’une conception essentialiste de l’identité personnelle qui est toujours en quête d’une vérité en dernière instance. Pourtant, si l’on veut bien y réfléchir, cette quête est une impasse. Car qu’est-ce qu’une « vraie » femme ? Beaucoup de femmes (pour n’évoquer que les premières concernées) seraient bien en peine de répondre. Non qu’elles aient des doutes sur leur féminité ni même des craintes quant à leur manière de la vivre. C’est que, tout simplement, il est difficile de dire ce qui en serait le socle et le fondement. Beaucoup de voix s’élèveront sans doute (et notre passant « attentionné » parmi elles) pour évoquer nos corps : là se tiendrait la vérité du sexe. Ainsi, mon amie n’aurait pas le corps qu’il faut pour être catégorisée comme femme. Il est vrai qu’elle a une prostate (comme beaucoup d’hommes cis’) et pas d’utérus (contrairement à beaucoup de femmes cis’). Mais si le corps semble être une preuve commode, il est loin d’être la « boussole » souvent invoquée en la matière ; ou alors il est une boussole bien accommodante comme le suggère l’invisibilisation des corps intersexués qui sont habituellement (et souvent même chirurgicalement) transcrits dans l’une ou l’autre des deux seules catégories de sexe à notre disposition. Les propriétés biologiques qui sont les nôtres sont donc moins des preuves de notre sexuation que des outils permettant de la constituer. 

Cela ne veut pas dire que les corps ne comptent pas, mais simplement que nous comptons peut-être moins sur eux qu’avec eux. S’ils sont susceptibles de rendre compte de ce que nous sommes, c’est moins en raison de leurs propriétés intrinsèques que de leur place dans nos existences et dans nos relations aux autres. Ainsi, il n’y a pas de « vraies » femmes (ni de « vrais » hommes), n’en déplaise à ceux qui sont prompts à établir une police du genre qui les arrange ou les rassure. Cela veut dire que mon amie et moi sommes femmes au même titre mais pas de la même manière, ce que les qualificatifs « transgenre » et « cisgenre », que nous pouvons ajouter pour décrire ce que nous sommes, viennent préciser. Notre différence tient à la manière dont nous nous sommes inscrites dans la féminité et dont nous la vivons. Contrairement à moi, elle a été assignée garçon à la naissance et a vécu une partie de sa vie comme tel. Quand elle a décidé de faire une transition, elle a constitué sa féminité, assez ordinairement, via des comportements et des engagements socialement reconnus comme féminins, et via aussi des transformations corporelles induites par des hormones et des actes chirurgicaux (tout comme un certain nombre de femmes cis’). Comme celui de tout un chacun, son corps, tel qu’il se donne désormais, n’est pas un simple ensemble d’organes originellement donnés, il est le produit de cette histoire qui nous est rendue ainsi accessible. Cette constitution transgenre de sa féminité est certes spécifique, mais ni plus ni moins que la mienne. Ces descriptions trans et cis’ de nous-mêmes qui prennent tout à la fois en considération nos histoires, nos expériences et nos corps nous permettent bien de distinguer la façon particulière que nous avons eue d’expérimenter et de vivre notre féminité mais, contrairement à l’invective « t’as vu le trans », elles ne sont pas déligitimantes. Elles sont discriminantes mais pas discriminatoires et ce, non en vertu d’une sollicitude humaniste, mais simplement dans un souci de justesse. Autrement dit, dans cette rue, en milieu d’après-midi, nous sommes des femmes particulières… comme toutes les femmes. 

 

LEXIQUE 

CISGENRE
Terme utilisé pour désigner les personnes qui ne sont pas transgenres, c’est-à-dire qui se reconnaissent dans le genre qui leur a été assigné à la naissance.

INTERSEXUÉ
Personne née avec des caractéristiques sexuées physiques (généralement qualifiées d’ambiguës) qui ne correspondent pas aux standards mâle et femelle.

TRANSGENRE
Terme générique utilisé pour désigner l’ensemble des personnes qui ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été assigné à la naissance et qui ont réalisé (ou souhaitent réaliser) une transition de genre. Une telle transition peut inclure, selon les personnes, des transformations sociales, hormonales et chirurgicales. 

 

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