Alors qu’en 2007 la France s’interrogeait sur l’avenir de la planète et des climats, et que Nicolas Hulot imposait son « Pacte écologique » aux présidentiables, je pensais contribuer à ce qu’on appelait alors « la sensibilisation du public » par une démonstration de bravoure. Je voulais me laisser dériver sur une plaque de banquise pluriannuelle, de ces banquises qui se forment sur l’océan Glacial arctique, qui agissent tel un climatiseur sur l’hémisphère nord, mais pourraient disparaître dans moins de vingt ans. Leur absence, conséquence d’une hausse spectaculaire des températures dans le Haut-Arctique, accélérerait la fonte de la calotte glaciaire du Groenland et la montée des océans.

Avec l’équipe des Robinsons des glaces que je conduisais, il s’agissait de choisir une plaque épaisse pour y installer le campement et se laisser entraîner par les courants aussi longtemps que possible. Les banquises dérivantes ne s’observent qu’en deux endroits au monde, parmi les plus difficiles d’accès : la côte orientale du Groenland et le détroit de Nares, entre l’océan Arctique et la mer de Baffin. Là où s’étend la banquise polaire, il est impossible de naviguer. Nous partions donc en kayak de mer, l’embarcation pouvant se faufiler entre les plaques ou être tractée à même la glace.

Une fois les tentes fixées à une plaque qui nous semblait à peu près sûre, nous n’avions plus qu’à attendre. Voyager sur un morceau de banquise qui dérive à deux kilomètres-heure, c’est livrer sa vie à une épave qui peut se scinder en deux à tout instant et engloutir ses passagers. La précarité matérielle, l’inconfort psychique et des rations alimentaires tout juste suffisantes ne représentent pourtant pas le plus difficile à surmonter. Le plus difficile, c’est de perdre tout contrôle sur sa route, c’est de confier sa vie à une force arbitraire qui échappe totalement à la volonté humaine. L’objectif était pour nous de vivre une aventure et de montrer à quoi ressemble la banquise polaire, cette belle inconnue appelée à disparaître. Un environnement cristallisé aux lumières subtiles, aux brumes pénétrantes, aux miroirs sidérants. Une chorégraphie élémentaire, un ballet aussi rare qu’éphémère.

Notre dérive n’avait pas duré dix jours que les plaques de banquise se sont mises à fondre. Fait inattendu, un bras du Gulf Stream, heurtant l’Islande, s’était dérouté vers le Groenland et en avait réchauffé les eaux. Les banquises nées cinq à dix ans plus tôt dans l’océan Glacial arctique n’y avaient pas résisté ; en une semaine tout avait disparu. De l’eau libre. Nous regagnâmes la terre ferme, dépités de ne plus trouver un seul radeau de glace pour nous faire voyager avec lui.

Dix ans ont passé. Du sommet international sur le climat de Copenhague, qui devait « sauver le monde », à celui de Paris, dont n’est ressorti qu’un accord de principe, les dérèglements globaux n’ont fait que se confirmer. Les propriétés chimiques des écosystèmes, de l’atmosphère et des océans, pourtant stables depuis des dizaines de millions d’années, ont changé. L’homme, lui, est resté le même.

En 2040, toutes les mers polaires seront probablement ouvertes à la navigation. Les compagnies de transport maritime se frottent les mains. Alors, comment empêcher la disparition des glaces et la chute progressive du monde dans un effondrement écologique et vraisemblablement civilisationnel ? De toute évidence, pas plus les grandes conférences que les petites pédagogies ne nous feront changer de cap. Le bateau monde poursuit sa route sans prendre en compte les réalités. Les scénarios du pire seraient-ils donc inévitables ?

Un jour, je me suis dit que ce qui manquait le plus au monde, et qui nous permettrait peut-être de prendre la mesure des choses et de changer pour agir de façon juste, c’était un phare. Un phare visible depuis l’autre côté de la Terre. Un repère universel de conscience qui nous unirait tous.

Je songeais que si un phare pouvait guider le monde, il faudrait le construire sur une île. Cette île devrait à la fois n’appartenir à personne, demeurer inaccessible et nous donner envie de voir haut, de penser loin. Je la voyais postée au bord de l’océan Arctique, parmi les dernières grandes banquises qui coiffent la Terre, telle une sentinelle des glaces, une gardienne de la sagesse.

Cette île existe. L’île Hans se trouve à mille kilomètres du pôle Nord, à mi-chemin des côtes canadiennes et danoises. Les deux pays, impatients que la banquise disparaisse pour exploiter des ressources jusqu’ici épargnées, ne se sont toujours pas mis d’accord pour savoir à qui des deux l’île Hans appartiendrait. Je pense que le moment est venu de décider pour eux, en tant qu’êtres humains responsables et concernés au premier chef.

Cela fait des années que j’essaie de l’atteindre, sans succès, et c’est pourquoi je continue de la rêver. Le rêve d’une île qui appartiendrait à tous et qui serait une sorte de référence, de boussole intérieure, de point commun, que chacun de nous pourrait s’approprier moralement pour y projeter ce qu’il a de meilleur. Un symbole universel, un langage, un ancrage, comme un point de rencontre entre la Terre et le cosmos, entre le visible et ce que nous ne voyons pas encore. Si le monde doit être sauvé, je veux croire que ce sera grâce à une île perdue au milieu des glaces. 

 

À visiter : www.hansuniversalis.orgCe site lancé par Emmanuel Hussenet permet à chacun de devenir un habitant virtuel de l’île Hans.

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