Après une longue expédition dans le Groenland, Jean Malaurie retrouve Thulé. Tout semble bouleversé…

Nous reprenons notre descente vers la côte. Le glacier est devenu très mauvais et la saison trop avancée pour permettre de le traverser sans difficultés. Des trous de bédières s’ouvrent à nos pieds. La neige pourrie tient mal. Dans les derniers kilomètres, je manque d’être englouti dans une énorme crevasse dont le pont déneigé s’effondre brusquement juste après mon passage. À peine ce danger esquivé, voilà que, sous la chaleur du soleil qui monte, la coulée tout entière paraît se mettre en mouvement. La glace gonfle. Par pans successifs, elle glisse vers l’aval. C’est dans un esprit de fatalité que nous franchissons les derniers kilomètres.

Sur le littoral, un roc jaunâtre et humide ; après nous y être reposés un peu, nous y laissons les deux traîneaux esquimaux et leur équipement. Nous traversons un torrent, l’eau à mi-cuisse, en portant sur nos têtes le matériel. Mes chiens sont jetés de force dans l’eau glacée qu’ils redoutent et halés par un câble sur la berge opposée. Mon traîneau personnel de même.

Le 16 juin, après avoir traversé le fjord englacé, nous arrivons enfin à la « capitale » esquimaude de Thulé ; aux yeux du Qallunuaaq que je redeviens, c’est un bien grand mot pour ces taupinières, ce groupement désordonné d’une vingtaine d’iglous, dont l’importance se juge à la hauteur du tas d’immondices dressé devant chaque porte. Un silence inhabituel nous accueille. Généralement, lorsqu’une expédition est de retour ou qu’un traîneau étranger arrive, c’est un concert de cris d’enfants et de femmes. Les hommes se précipitent, courent à vos côtés, vous interrogent et demandent quelles sont les nouvelles. Aujourd’hui, les iglous sont muettes et les chiens dorment. C’est en maugréant et en frappant à coups de trique les attelages que les deux Esquimaux, déçus, traversent le camp. Sur le sol de neige, traînent des emballages de Camel et de chewing-gum.

À une fenêtre, j’entrevois un visage d’enfant barbouillé de chocolat. Quelques mètres plus loin, une porte s’entrebâille. Dans une bouffée de fumée de cigarette, je suis salué par le « Hello boy ! » d’une jeune « évoluée » en blue-jean et fardée. Que s’est-il donc passé depuis mon dernier passage de mars ?

Près de la petite maison blanche inhabitée de Knud Rasmussen, nous plantons la tente ; le vent du sud nous apporte des odeurs de gas-oil. Je reçois un message de bienvenue de l’administrateur danois Krogh, puis mon vieil ami Uutaaq nous rend visite ; Inukitsupaluk, qui suivit Koch en 1922 jusqu’aux bords de l’océan Glacial, compagnon aussi de Peary en 1909 (Marvin) et de Wulff en 1917, le rejoint quelques instants plus tard. J’apprends alors, par bribes, les plus fantastiques nouvelles.

« Des mille et des mille d’Américains », me dit Uutaaq de sa voix éraillée. « Amerlaqaat, on peut plus les compter. Il en arrive du ciel tous les jours ; il y a aussi l’atomic bomb… Voilà mille ans que nous sommes là, nous autres Inuit. On se doutait bien que Toûllé, c’était important sur la Terre… C’est tout de même nous qui l’avons découvert… Toûllé… Il paraît, c’est Inukitsupaluk qui l’a appris de Tatsiannguaq, que cinquante umiarsuat « grandes barques » ont coulé là-bas dans les glaces… Les Inuit disent aussi qu’ils vont chauffer le siku [la banquise] pour le faire fondre ; comme ça, il y aura quasiment plus d’hiver… Alors, on va nous envoyer au pôle Nord. C’est pour ça que Piulissuaq [l’explorateur américain Robert Peary (1856-1920)] a essayé, année après année, d’y aller avec les Inuit… Ah ! On comprend tout maintenant… Tous ces Amerikamiut n’ont pas de femmes. C’est pas normal, ça. Sofia a entendu dire qu’ils voudraient nos cent filles… Les pauvres ! pour des mille et des mille, elles pourront jamais y arriver… »

Pendant deux heures, il poursuit. Sceptique, j’écoute son discours d’une oreille ; je devais buter un peu plus tard sur la réalité. 

Jean Malaurie, Les Derniers Rois de Thulé

© Plon, 1955, 1989 pour la 5e édition

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