1
Paris 61 dix-sept octobre on est à l’heure grise
où le pays se met à table en disant c’est l’automne
lorsque silencieux venus des bidonvilles et cagnas
des Algériens français sur le soir envahissent
de leur foule entêtée les boulevards ils n’aiment pas
ce couvre-feu qui les traite en coupables
décidément ça fait trop d’Arabes qui bougent
le Pouvoir envoie ses flics sur tous les ponts
nous montrer qu’à Paris l’ordre règne
il pleut sur les marcheurs et sur les casques il va pleuvoir
bientôt sur les cris pleuvoir sur le sang
 
2
Sur Ahcène Boulanouar
battu puis jeté à l’eau
en chemise et sans connaissance […]

Et sur Bachir Aidouni […]

Sur Khebach avec trois autres […]

Et sur les quatre ouvriers
menés d’Argenteuil au Pont
Neuf pour y être culbutés […]


Et sur les trente à Nanterre
roués de coups précipités
depuis le pont dit du Château […]

3
Paris terre promise à tous les rêveurs des gourbis
leur Chanaan ce soir est dans l’eau sombre
ils ont gémi sous la pluie mains sur la nuque
c’est mains dans le dos qu’on en retrouve ils flottent
enchaînés pour quelques jours à la poussée du fleuve
c’est la pêche miraculeuse ah pour mordre ça mord
on en repêche au pont d’Austerlitz
on en repêche aux quais d’Argenteuil
on en repêche au pont de Bezons la France dort
on repêche une femme au canal Saint-Denis
les rats crevés les poissons ventre en l’air les godasses
ne filent plus tout à fait seuls avec les vieux cartons
et les noyés habituels venus donner contre les piles
on peut dire qu’il y a du nouveau sous les ponts
la Seine s’est mise à charrier des Arabes
avec ces éclats de ciel noir dans l’eau frappée de pluie

 

En 2012, François Hollande reconnaît la sanglante répression de la manifestation du 17 octobre 1961. Son communiqué ne comprend pas de chiffre ; il ne parle pas de crime d’État. Cela n’empêche pas François Fillon de regretter que « tous les quinze jours la France se découvre une nouvelle responsabilité, mette en avant sa culpabilité permanente ». Comme si c’était dans l’évocation de ces morts criminelles que résidait le scandale. En 1987, dans La Mer à boire, Ludovic Janvier prenait en charge, lui, ce devoir de mémoire. Spécialiste de Beckett dont il fut le traducteur, il était l’auteur de fictions et de poèmes dont la mélancolie débouchait sur la jouissance de l’instant, mais aussi sur l’engagement. Comme dans « Du nouveau sous les ponts », qui a la précision des réquisitoires. Aux noms propres des victimes s’ajoutent ceux des lieux. Les termes argotiques nous inscrivent dans une Seine réelle, où l’amour ne coule plus sous le pont Mirabeau ; plutôt les rats, les godasses et les cadavres. Mais le plus terrible ne serait-il pas l’indétermination du pronom en, pour désigner les noyés, et ce on qui nous englobe tous ? Dans le dernier vers, posé en équilibre sur le mot noir, le deuil se communique à la nature même, frappée par la pluie. Un poème peut être un suaire autant qu’un cri. 

 

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