RUY BLAS, survenant.
Bon appétit ! messieurs !

Tous se retournent. Silence de surprise et d’inquiétude. Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face.

    Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,
L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !
Donc vous n’avez ici pas d’autres intérêts
Que d’emplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !
– Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur.
L’Espagne et sa vertu, l’Espagne et sa grandeur,
Tout s’en va. – Nous avons, depuis Philippe Quatre,
Perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre ;
En Alsace Brisach, Steinfort en Luxembourg ;
Et toute la Comté jusqu’au dernier faubourg ;
Le Roussillon, Ormuz, Goa, cinq mille lieues
De côte, et Fernambouc, et les Montagnes-Bleues !
Mais voyez. – Du ponant jusques à l’orient,
L’Europe, qui vous hait, vous regarde en riant.
...

 

Pour qui veut approcher les toboggans du pouvoir et les grands huit de l’ascension et de la dégringolade, il faut voir Ruy Blas. Parce que les vers de Victor Hugo rajeunissent à mesure que les scandales politiques nous vieillissent. Et que son drame d’un « ver de terre amoureux d’une étoile » fait pleurer même les cœurs endurcis. Souvenez-vous ! En un personnage, Ruy Blas, Victor Hugo met en scène le peuple aspirant aux régions élevées. Un laquais est l’instrument de la vengeance de son maître. Déguisé en grand d’Espagne, il sauve la reine qu’il aime, au sacrifice de sa vie. Entre-temps, il s’oppose à une noblesse qui se fait une « petite fortune particulière dans la grande infortune publique », aux ancêtres de Goldman Sachs, qui se hâtent pour s’enrichir quand le pays va mal. Appréciez l’ironie de l’interpellation reproduite ci-dessus. Et l’énumération des malheurs qui prend la forme exotique des territoires perdus. Souvent Victor Hugo pointera du doigt la corruption des gouvernants. Dans Les Châtiments, par exemple, quand il écrit : « C’était crime jeudi, mais c’est haut fait dimanche. / Du pourpoint Probité l’on retourne la manche. » Il se place alors dans la lignée du satiriste romain Juvénal qui regrettait, il y a près de deux mille ans, que l’argent ait toujours bonne odeur. Une leçon désabusée qu’il importe aussi de dépasser, contre le populisme. Mais comment résister aux merveilleux jeux du cirque politico-médiatique ? Oui, comment préférer au romantisme des hommes providentiels, chaque fois mis à mort, le débat autour des programmes et des idées ? 

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