– Tony Stark au supermarché, ça alors ! Iron Man fait lui-même ses courses ? Quel scoop !
– Qu’est-ce que je devrais dire ? Bruce Wayne en chair et en os, Batman au rayon jouets !
– Parle moins fort. C’est pour les enfants. Où est passée ton armure volante ?
– Je l’ai laissée à la maison. Je suis venu en vélo.
– Iron Man en vélo ? C’est une blague ?
– Non. C’est ma nouvelle nana. Je l’ai rencontrée devant le siège de Stark Industries où elle manifestait contre moi, ma religion du progrès technique et ses effets destructeurs sur l’environnement, ma complicité avec le complexe militaro-­industriel, tout ça. Un vrai canon. Elle a su me convaincre de réduire mon empreinte écologique. Et de repenser mon rapport à la croissance. Donc je suis venu à vélo, voilà.
– Iron Man amoureux de Décroissance Girl ? Ça fait beaucoup d’oxymores dans une seule phrase. Comme si Développement durable partait en vacances en Irak avec Guerre propre.
– Tu sais ce que c’est. Les opposés ­s’attirent. Et toi, toujours avec, comment elle s’appelle déjà ? Pussycat ?
– Catwoman. Selyna. Rien de nouveau, c’est l’enfer. Normal. On commence une neuvième vie.
– Et les enfants ?
– Tout va bien. En pleine croissance.
– Bon j’aimerais continuer à converser avec toi, la qualité de vie passe par ce genre d’échanges apparemment gratuits et anodins, mais je dois aller cultiver mon jardin. Passe avec ta petite famille ce soir, je vais nous faire une soupe de vrais légumes verts. Ça va être sympa. Il y aura Hulk.
– Toi, végétarien ?
– J’ai arrêté le pétrole et la viande. Au fond c’est la même chose. Tu savais qu’il fallait six litres de pétrole pour produire un steak ?
– Et tu comptes reconvertir Stark Industries en supérette bio ?
– Le marché de la décroissance est en pleine expansion. Tu ferais mieux de laisser la Batmobile au garage au lieu de te moquer. Si tu veux vraiment sauver le monde, commence par plus de sobriété. Fais comme le colibri…
– En tant que chauve-souris et modeste chiroptère, permets-moi de me méfier des conseils de l’homme-hélicoptère à pile radioactive. Quand je t’ai rencontré, tu disais : « Un jour nous vaincrons la mort. » Moi aussi je dirige un grand groupe ­industriel, et je mène de front des activités philanthropiques. Mais je me vois mal défendre devant mes actionnaires une stratégie de décroissance pour les prochaines années.
– Il n’y a que les chauves-souris qui ne changent pas d’avis. Tu as lu Bergson ? Les Deux Sources de la morale et de la religion. Tiens, cadeau, je te donne le mien. Lis Bergson.
– Tu lis Bergson. Toi ?
– Mécanique et mystique, tout est là : « La mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre plutôt que la libération pour tous. Des machines sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force… » Tu nous reconnais ? Visionnaire, Bergson. 1932. « Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Le corps agrandi attend un supplément d’âme. » Tu comprends ? Le problème n’est pas la croissance ou la décroissance, mais la disproportion entre le corps et l’âme. C’est un problème de rythme. Notre corps a grandi trop vite. Maintenant, il doit attendre que l’âme grandisse elle aussi, que la mystique puisse rendre à la mécanique son sens originel. « La mécanique ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. » La question est moins la décroissance du corps que la croissance de l’âme. Tu ne dis plus rien ?
– Tu as employé cinq fois le mot âme. J’ai peur.
– Il faut que je te présente ma nana. Elle a ce je-ne-sais-quoi que d’autres n’ont pas.
– Ce supplément d’âme…
– Tu vois ça ne s’achète pas. Quand tu l’as, tu l’as.  

@opourriol

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