Une citadelle inexpugnable

Ibn Battûta (1304-1377)

Les caravanes marchandes qui sillonnaient le vaste territoire arabophone offraient une facilité de voyage unique au pèlerin marocain. Traversant la Syrie, il découvre une cité incomparable.

Puis nous nous dirigeâmes vers Alep, ville importante et grande métropole. Abû al-Husayn Ibn Jubayr l’a décrite ainsi : « Son mérite est considérable et son nom sera éternellement célèbre. Les rois ont été nombreux à vouloir la posséder et elle occupe une place de choix dans les cœurs. Combien de combats ont-ils fait rage contre elle, combien d’épées ont-elles été dégainées pour l’attaquer ? Sa citadelle est réputée pour son inexpugnabilité, remarquable par sa hauteur. Son inviolabilité fait qu’on s’abstient de tenter une action contre elle, d’ailleurs ce serait sans espoir. Elle est flanquée de pierres de taille, ses proportions sont équilibrées et harmonieuses. Elle rivalise de durée avec les jours et les ans ; elle a conduit les petits et les grands à leur dernière demeure. Où sont ses princes hamdanides et leurs poètes ? Tous ont disparu, seuls leurs édifices demeurent. Ville surprenante qui dure et dont les maîtres ont passé ; ils ont péri mais elle n’est pas près de disparaître. Alep fut convoitée après l’ère hamdanide, il n’est pas difficile de l’obtenir ; on la désire, on peut l’atteindre aisément à moindres frais. Telle est Alep ! Combien de ses rois a-t-elle rejetés dans le passé et combien a-t-elle préféré ce qui reste à ce qui disparaît. Elle est féminine comme son nom, elle s’est donc parée des atours des femmes vertueuses. Elle a usé de perfidie envers les traîtres. Elle a apparu dans la splendeur d’une mariée après son Sayf ad-Dawla Ibn Hamdân. Arrière ! sa jeunesse passera, on ne la recherchera plus et bientôt sa ruine s’accélérera. »

La citadelle d’Alep a pour nom as-Shahbâ [la Grise], elle renferme deux puits qui ne tarissent pas, elle ne craint donc pas la soif. La citadelle est entourée de deux murailles avec un grand fossé rempli d’eau vive. Le rempart comporte des tours rapprochées les unes des autres. Dans la citadelle sont distribuées de merveilleuses salles hautes, percées de fenêtres. Chaque tour est habitée. Les aliments n’y pourrissent pas même après un long temps. Dans la citadelle se trouve un sanctuaire où se rendent quelques pèlerins ; al-Khalîl (Abraham) y aurait prié.  

Voyageurs arabes, traduit de l’arabe par Paule Charles-Dominique,
Bibliothèque de la Pléiade

© Éditions Gallimard, 1995

 

La ruche alépine

Amin Maalouf (né en 1949)

L’écrivain franco-libanais Amin Maalouf, élu à l’Académie française en 2011, a consacré son premier essai aux croisades du XIe au XIIIe siècle. En s’inspirant des grands chroniqueurs et historiens arabes de l’époque, il décrit le quotidien des populations face aux attaques des croisés.

La chaussée a été envahie par des centaines d’échoppes où s’amoncellent étoffes, ambre ou colifichets, dattes, pistaches ou condiments. Pour abriter les passants du soleil et de la pluie, l’avenue et les ruelles avoisinantes sont entièrement couvertes d’un plafond de bois qui s’élève, aux carrefours, en de hautes coupoles de stuc. Au coin des allées, notamment celles qui mènent aux souks des fabricants de nattes, des forgerons et des marchands de bois de chauffage, les Alépins devisent devant les nombreuses gargotes qui, dans une persistante odeur d’huile bouillante, de viande grillée et d’épices, proposent des repas à des prix modiques : boulettes de mouton, beignets, lentilles. Les familles modestes achètent leurs plats préparés au souk ; seuls les riches se permettent de cuisiner chez eux. Non loin des gargotes s’entend le tintement caractéristique des vendeurs de « charab », ces boissons fraîches aux fruits concentrés que les Franj emprunteront aux Arabes sous forme liquide, « sirops », ou glacée, « sorbets ».

L’après-midi, les gens de toutes conditions se retrouvent aux hammams, lieux de rencontre privilégiés où l’on se purifie avant la prière du soleil couchant. Puis, à la nuit tombée, les citadins désertent le centre d’Alep pour se replier sur les quartiers, à l’abri des soldats ivres. Là encore, les nouvelles et les rumeurs circulent, par la bouche des femmes et des hommes, et les idées font leur chemin. La colère, l’enthousiasme ou le découragement secouent quotidiennement cette ruche qui bourdonne ainsi depuis plus de trois millénaires. 

Les Croisades vues par les Arabes

© Jean-Claude Lattès, 1983

 

Les pigeons d’Alep

Volney (1757-1820)

Pour se tenir informés de l’arrivée des navires au port d’Alexandrette, à quelque 150 kilomètres, les marchands alépins avaient une astuce qui faisait l’admiration des voyageurs. Parmi eux, l’orientaliste français, réputé pour ses observations minutieuses.

Tout le monde a entendu parler des pigeons d’Alep, qui servent de courrier pour Alexandrette et Bagdad. Ce fait, qui n’est point une fable, a cessé d’avoir lieu depuis 30 à 40 ans, parce que les voleurs kourdes se sont avisés de tuer les pigeons. Pour faire usage de cette espèce de poste, l’on prenait des couples qui eussent des petits, et on les portait à cheval au lieu d’où l’on voulait qu’ils revinssent, avec l’attention de leur laisser la vue libre. Lorsque les nouvelles arrivaient, le correspondant attachait un billet à la patte des pigeons, et il les lâchait. L’oiseau, impatient de retrouver ses petits, partait comme un éclair, et arrivait en six heures d’Alexandrette, et en deux jours de Bagdad. Le retour lui était d’autant plus facile, que sa vue pouvait découvrir Alep à une distance infinie. Du reste, cette espèce de pigeons n’a rien de particulier dans la forme, si ce n’est les narines qui, au lieu d’être lisses et unies, sont renflées et raboteuses.

Cette facilité d’être vue de loin, attire à Alep des oiseaux de mer qui y donnent un spectacle assez singulier : si l’on monte après dîner sur les terrasses des maisons, et que l’on y fasse le geste de jeter du pain en l’air, bientôt l’on se trouve assailli d’oiseaux, quoique d’abord l’on n’en pût voir aucun ; mais ils planaient dans le ciel, d’où ils descendent tout à coup pour saisir à la volée les morceaux de pain que l’on s’amuse à leur lancer.  

Voyage en Syrie et en Égypte, 1787

 

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