Si soucieux que l’on soit de ne pas abuser de la notion de « rupture », force est de constater que, le 1er décembre 2016, quelque chose dans l’arbre généalogique de la Ve République s’est cassé. Le fait nouveau n’est pas tant que François Hollande soit le premier président qui ait renoncé à demander au peuple le renouvellement de son mandat. Le fait nouveau consiste plutôt en deux ruptures.

La première tient à ce que, avec -Hollande, la ligne qui rattachait les présidents élus au suffrage universel à de Gaulle d’un côté et à Mitterrand de l’autre vient de s’interrompre. Du Général à Pompidou, de Pompidou à Giscard et de Giscard à Chirac, voire de Chirac à Sarkozy – bien que Juppé eût été le dauphin souhaité –, le pouvoir s’est transmis selon une loi de dévolution implicite, qui ajoutait à la légitimité du suffrage universel une onction quasi successorale. À bien des égards, la même ligne de continuité, profondément inscrite dans l’esprit mi-monarchique et mi-démocratique des institutions de 1958-1962, a joué, à gauche, en faveur de François Hollande. À vrai dire, l’héritier de Mitterrand qui était attendu dans l’ordre de primogéniture était Fabius, mais celui-ci a souffert, au regard de l’opinion, comme à présent Juppé, des séquelles d’un injuste procès. L’aura mitterrandienne a soutenu Ségolène Royal en 2007, sans lui permettre de vaincre. Il a fallu attendre 2012 pour que la couronne revienne, par volonté et par hasard, au diplômé de l’ENA et de HEC qui, collaborateur du président socialiste dès 1981, était issu comme ce dernier d’un milieu de droite très conservatrice, au moins par le père, et qui s’est imposé comme un redoutable manœuvrier à la tête du parti socialiste de 1997 à 2008. Devenu maire de Tulle et député de Corrèze, François Hollande s’était donné lui aussi des attaches rurales qui lui ont valu de communier avec Chirac dans la bonhomie « rad-soc » du père Queuille. Ce trait de caractère, agrémenté de « petites blagues » clairsemées, lui a permis de partager avec Mitterrand, par-delà un sens tactique du « débat fracassant », une longue complicité avec la tradition opportuniste modérée : Chirac a suivi le versant droitier de cet héritage, via Pompidou, cependant que Hollande a maintenu ses pas dans ceux du fondateur du PS, dont la culture historique et le génie manipulateur lui ont servi de modèles. Cette persistance des ambiguïtés mitterrandiennes dans son action réformiste et « transcourant » est ce que les socialistes d’hier, restés marxistes tel Mélenchon, et les générations de la gauche moderniste, comme Macron ou Valls, ne lui pardonnent pas. C’est aussi qu’à l’heure du « temps réel » et de la révolution numérique, privé de la longue durée dont Mitterrand disposait pour adapter le socialisme français à la modernité, il a été contraint de reproduire l’erreur qu’il avait tant reprochée à Sarkozy : s’impliquer constamment en première ligne sur tous les sujets qui remontaient jusqu’à lui, dans un désordre proche de la panique. Lus à travers cette grille, les échecs de Sarkozy et de Juppé à droite et le départ annoncé de François Hollande à gauche ouvrent une nouvelle époque, dominée par la défiance qu’inspirent trop de promesses intenables ou non tenues. Il y aura certes encore des gaulliens et des mitterrandiens, mais d’un très lointain cousinage, et il est probable que leurs représentants auront davantage de mal à s’imposer.

La seconde rupture résulte de l’institutionnalisation des primaires « ouvertes » dans la désignation des prétendants à la fonction suprême. Hollande, il est vrai, et Ségolène Royal avant lui ont été portés par des primaires. Mais dans un climat qui obligeait les gauches à s’unir pour forcer l’alternance. Le drame des gauches parlementaires est que, répugnant à la culture du chef, elles se divisent dès qu’elles sont au pouvoir. Les droites font l’inverse : elles se divisent dans l’opposition, mais elles se rassemblent, en principe, derrière le vainqueur. Il est à craindre qu’avant les primaires de janvier, les gauches n’aient guère le temps de se rapprocher. Quant aux droites, leurs divisions d’une rare virulence ont conduit à des primaires ouvertes dont la participation, d’une ampleur imprévue, a été rendue aléatoire par la mobilisation de minorités animées par des passions ethniques et religieuses. La question se pose de savoir si une telle base électorale, qui a éliminé les favoris des sondages d’opinion, ne fausse pas le jeu démocratique au lieu de le servir. Cette question, il est clair que François Hollande se l’est posée. C’est, à l’évidence, quand il s’est aperçu qu’il ne pourrait éviter de se soumettre à l’épreuve plus qu’incertaine pour lui de telles primaires à l’intérieur de son propre parti qu’il s’est résolu à jeter l’éponge. Sur l’instant, ceux qui auraient pu être ses rivaux ont évité de trop manifester leur soulagement, cependant que les représentants les plus durs de la droite ont craché sans retenue sur l’homme qu’ils croyaient à terre. Ils ont tort, les uns et les autres. Car nul ne peut dire si, en s’adressant au pays dans un cadre totalement dépouillé et la mine défaite, François Hollande n’a pas retourné la situation au regard de l’histoire en assumant son maigre bilan avec une habileté consommée. En période de déclin, la figure de l’homme seul, s’offrant en sacrifice, faisant don de sa personne pour protéger la nation contre les périls qui la menacent, a constamment été, dans notre pays, d’une efficacité imparable. Et il n’est pas jusqu’à son regret d’avoir proposé la déchéance de la nationalité, « parce qu’il pensait qu’elle pouvait unir alors qu’elle a divisé », qui ne rehausse la stature du bouc émissaire en mettant en relief, par contraste, l’étendue des services rendus. 

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