Imaginons qu’un journaliste étranger ignorant de la politique française vous rende visite et vous demande : « Qui est M. François Hollande ? », que lui répondriez-vous ?

Que c’est un personnage complètement atypique dans un costume apparemment conventionnel. Chez lui, il y a toujours un François Hollande sous un François -Hollande comme dans les poupées russes… Au premier regard, il est très rapide intellectuellement, aimable, accueillant, empathique. Mais si on l’observe davantage, on se dit qu’il est très manœuvrier, très calculateur, camouflé derrière un brouillard idéologique. Et si on réfléchit encore, on se dit que derrière tout cela, il y a un stratège avec de réelles lignes de force. Cela fait beaucoup de personnages qui s’empilent. Et l’impression ressort qu’à aucun moment il n’arrive à assumer et à personnifier ce qu’il fait.

Comment expliquez-vous cet échec ?

C’est un pouvoir qui refuse de s’incarner ! C’est prodigieux dans l’histoire politique : la tentation des hommes politiques, c’est d’incarner un non-pouvoir ; c’est d’avoir l’air d’être plus que ce qu’ils sont. Avec François Hollande, on a l’impression qu’il est moins que ce qu’il est. Je ne connais pas d’autre exemple en politique… Il ne s’agit pas de renoncement – du reste, il y a eu des circonstances, par exemple après les attentats, où il a su manifester de la force. Mais toutes les autres grandes décisions, il les prend et il ne les incarne pas.

Or j’ai toujours pensé qu’il a été beaucoup plus cohérent, je dirais même beaucoup plus dur que les apparences ne le laissent penser. En matière de politique militaire, c’est vraiment lui qui prend les décisions. Il n’est pas le porte-parole de l’État-major. Cela demande le goût du risque, de la force, et même de la dureté. Quand on regarde dans le détail les grandes questions qui se sont posées à l’Europe depuis qu’il est président, on s’aperçoit que sur le dossier grec, c’est finalement lui qui impose son point de vue aux vingt-sept autres États membres ; que sur l’Ukraine, c’est plutôt sa ligne qui l’emporte ; et que sur le Brexit, c’est davantage vers lui qu’on se tourne que vers Angela Merkel. À chaque fois, la Chancelière donne l’impression de décider alors que c’est la ligne de François Hollande qui l’emporte. Or cela n’apparaît jamais.

Quelle est la clé ? Son rapport au pouvoir ?

Il y a sûrement le syndrome du Premier secrétaire du Parti socialiste. Sa pente n’est pas de souligner les angles, après une longue habitude des synthèses. C’est plutôt l’homme des arrondis. Mais il ne peut pas n’y avoir que cela : c’est trop simple, trop réducteur et surtout cela n’explique pas ce décalage entre l’autorité exercée et cette… négligence apparente du pouvoir. Comme élément d’explication, il y a aussi sa mécanique personnelle, son côté : c’est moi qui décide et personne ne peut connaître ma décision. Je parle avec tout le monde, j’absorbe tout le monde, je digère tout le monde et je décide au dernier moment dans un sens ou dans un autre, qui n’est pas prévisible. C’est une technique de commandement. Il y a du mitterrandisme dans cette technique.

En ce sens, ce n’est pas un enfant de la Ve République.

Il veut être président mais ne veut pas du costume. François Hollande n’est pas à l’aise avec les institutions. Il exerce les pouvoirs considérables d’un président en donnant l’impression d’être un souverain clandestin. Au Conseil européen, il est pourtant le seul des vingt-huit dirigeants à pouvoir prendre sa décision sans avoir à en discuter ! Tous les autres doivent négocier avec leur gouvernement, leur parti, leur Parlement…

Perçu comme secret, pudique, réservé, on le découvre très disert dans les cinq ou six livres sur lui qui viennent de paraître. Comment l’expliquez-vous ? 

Son rapport avec les journalistes est unique. De Gaulle surplombait, Pompidou méprisait, Giscard irritait, Mitterrand manipulait, Chirac se protégeait et Sarkozy hystérisait. Lui est le plus accueillant, le plus bienveillant, le plus prolixe, le plus sincère. Il a un rapport presque de plain-pied avec eux. Et il les traite comme des camarades. Il leur a toujours dit énormément de choses. Il a toujours beaucoup parlé, aimé faire des bons mots sur tel ou tel, sans être destructeur, méchant. Reste la question de l’indiscrétion : il a toujours été un peu indiscret. Et c’est là qu’on en revient à son rapport étrange avec le pouvoir, qu’il assume sans l’assumer.

Est-ce une forme de désinvolture, y compris avec les secrets d’État ?

Désinvolture ?… Je ne sais pas. Sûrement imprudence. Sûrement erreur. Ce n’est pas malin de parler à un chef d’État au téléphone devant un journaliste, mais François Mitterrand l’a fait quatre ou cinq fois devant moi. J’imagine parfaitement Sarkozy faisant la même chose.

Entre le moment où François Hollande entre à l’Élysée et aujourd’hui, avez-vous appris des choses que vous ne saviez pas ou que vous n’aviez pas mesurées ?

J’ai appris tout ce qui était privé et qui ne me passionne pas. La succession des textos de Valérie Trierweiler, du scooter et de ces livres de confidences maintenant, oui ça m’a surpris. On revient à cette forme d’imprudence, assez mitterrandienne. C’est l’une de ses dimensions : je suis libre et je fais ce que je veux. Je ne parle pas uniquement des femmes, mais de la façon de gérer son temps et du fait qu’à tel moment, il souhaite être autre chose que président.

Qu’est-ce que cela dit de son rapport à l’autorité ?

Il assume une autorité qu’il n’aime pas. Il l’assume dans les faits mais ne l’incarne pas à l’extérieur. J’y vois plusieurs raisons. D’abord, il y a sa relation difficile avec la communication politique. La télévision ne le présidentialise pas. Or elle a présidentialisé Sarkozy. Quand il parlait, il y avait une écoute formidable, une espèce de mobilisation psychologique. Là non, ça ne colle pas ! Peu de gens l’écoutent et on a l’impression que personne ne retient rien, sauf circonstances exceptionnelles, type attentats. Mais alors, la dramatisation ne vient pas de lui, elle vient des circonstances. Pour un président de la Ve République, c’est un très gros handicap. Et il s’est contenté des recettes habituelles qui ne lui convenaient pas.

Ensuite, il a perdu la bataille des symboles. Social-démocrate durant la primaire de 2011, socialiste durant la campagne présidentielle, il a marqué l’opinion par son discours du Bourget, début 2012. La fameuse phrase : « Mon véritable adversaire, c’est le monde de la finance. » C’est son marqueur symbolique essentiel. Or depuis qu’il est président, il n’y en a pas eu d’autre, sinon l’incarnation de l’unité devant les attentats. En janvier 2014, il s’est exprimé sur la compétitivité des entreprises, il a dit des choses, mais ensuite il n’a pas entretenu le feu. Au fond, il n’incarne pas l’autorité. C’est assez rare.

À plusieurs reprises, il a tenu des propos surprenants. Deux exemples : « Il se trouve que je suis président », dit-il devant des journalistes. À l’occasion toute récente d’une remise de prix de photographie politique, il s’interroge : « Mais qui est donc François Hollande ? »

Contrairement à tous ses prédécesseurs, il cultive l’autodérision. Il prend ce qu’il fait au sérieux mais garde toujours un trait d’ironie vis-à-vis de lui-même. Quand il dit : « Je suis le spectre de l’Élysée », cela ne veut pas dire : « Je n’existe pas ». Cela signale la solitude du pouvoir, le soir, quand tous ses collaborateurs sont partis. C’est évidemment tellement caustique, et modeste aussi, que l’on se dit à tort qu’il se prend pour un fantôme. Il a cette distance vis-à-vis de lui-même, sans se sentir indigne des responsabilités qu’il occupe.

L’image qu’il a de lui-même n’est donc pas dégradée ?

Il est persuadé, peut-être conscient – on verra dans 20 ans – que son bilan est très honorable. Il a le sentiment d’avoir œuvré dans le bon sens, d’avoir remis en route la machine industrielle. Il a pris de très nombreuses mesures sociales d’accompagnement dont aucune n’a de charge symbolique forte. Aucune dont on se dit : celle-là, on s’en rappellera. Les droits professionnels empilés, personne ne comprend, même si la CFDT considère que c’est un pas décisif pour la suite. Idem pour le dispositif « longues carrières », qui concerne pas mal de monde. Son bilan est un empilement de petites décisions plutôt que quelques grandes.

Est-ce son style ?

Oui, je pense. C’est quelqu’un qui prend un tournant en s’y reprenant à dix fois, pas d’un coup brutal. Il procède par glissements et par ajustements. Tout en ayant une direction, jamais proclamée. Il a une sorte d’allergie au théâtre politique.

Dans son jugement sur les hommes et les femmes, il laisse perplexe. Prenons trois exemples : Valérie Trierweiler, Jérôme Cahuzac et Emmanuel Macron. Est-il aveugle ?

Je crois pour ma part qu’il juge assez bien les gens. Valérie Trierweiler est une belle femme, séduisante, incroyablement admirative de lui. Je comprends qu’il ait été heureux d’être aimé. En ce qui concerne Cahuzac, il bluffait tout le monde comme ministre du Budget. Il était brillantissime. Il avait une force d’entraînement et de caractère absolument incroyables. Au Parlement, quand il intervenait, il était de loin le ministre le plus respecté, y compris par l’opposition. C’était un très grand espoir. On l’admirait ! C’est lui qu’on attendait comme prochain Premier ministre. Je comprends que François Hollande ait mis longtemps à accepter l’idée que cet homme puisse être un dissimulateur quasiment psychopathe. Quant à Macron, il est extrêmement séduisant, extrêmement intelligent. C’était le conseiller qui pouvait lui apporter le plus pour le pousser dans le bon chemin. C’était l’éclaireur de pointe idéal. Il a pensé qu’il resterait son lieutenant… Dans vos trois exemples, je comprends Hollande.

Au jeu du portrait chinois, s’il était un livre ou un héros de roman, qui serait-il ?

Je dirais que c’est un personnage de Stendhal, c’est-à-dire quelqu’un ayant beaucoup de dons et se heurtant, après des débuts prometteurs, à un monde qui n’est pas fait pour lui. Simplement, il se trouve que ce monde, c’est l’Élysée !

Et si c’était un monument historique ?

Une église baroque !

Un air d’opéra ?

Sûrement italien. Cela pourrait être du Puccini. C’est-à-dire du réalisme, avec du lyrisme et de la mélancolie. Chez lui, il n’y a pas d’abattement, mais je suis sûr qu’il y a de la mélancolie du pouvoir. Il se rend compte qu’il ne remplit pas toutes les cases de la fonction qu’il occupe, et en même temps il éprouve le sentiment que les Français ne se rendent pas compte qu’il occupe beaucoup plus de cases qu’ils ne le croient. Il a finalement le sentiment que personne ne le comprend.  

Propos recueillis le 26 novembre par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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