On le savait déjà, clignent de l’œil certains demi-habiles : fille aînée du capital, la presse n’est pas libre et ne l’a jamais été. Pas plus hier, sous le règne de messieurs Lagardère et Dassault, qu’aujourd’hui, sous les habits neufs de messieurs Niel et Drahi. Un mois après la parution du Monde libre, livre sur la destruction d’un monde qui m’aura tôt déçue, mais que j’aurai jusqu’au bout espéré changer, je l’ai souvent entendue, cette phrase-là. Et pourtant non, tout le monde ne « sait » pas au sein de la presse, ou plutôt ne veut pas savoir, c’est même là l’un des plus importants verrous du système. Dans les médias, les ressources du déni sont encore immenses, peu de journalistes veulent bien reconnaître, même portes fermées, les répercussions sur leur travail du rachat de leurs titres par de grands groupes industriels. « Ici, nous n’avons pas de problèmes de ligne », assure tel journaliste d’un célèbre quotidien. « Jamais on ne m’a dit de ne pas écrire ça », jure un autre la main sur le cœur. Et le pire c’est que c’est le plus souvent vrai. On n’a même pas eu besoin de leur demander. Ils se sont exécutés d’eux-mêmes.

Quelque chose pourtant indique que le temps de cette innocence frelatée est lui-même en train de passer. S’il est vrai que le pouvoir c’est l’abus, récemment les tycoons sont allés si loin en France, si toujours plus obscènement loin dans la brutalité qui se passe désormais de mots, qu’au passage ils auront réveillé quelques somnambules. Il faut ainsi espérer que la grève à iTélé, la plus longue de l’audiovisuel depuis Mai 68, laissera des traces dans les consciences d’un milieu battant désormais des records dans le domaine de l’humiliation et des purges sociales. Désormais, les journalistes auront expérimenté dans leur chair, ou par procuration affective, à travers le sort fait à leurs camarades, cette loi qu’énonçait Jean Baudrillard il y a tout juste quarante ans : « Le capital est désormais en mesure de laisser pourrir toutes les grèves. » Car c’est de ce constat-là qu’il faut partir aujourd’hui pour affronter la situation avec une radicalité suffisante : le rapport de force n’est pas seulement devenu défavorable pour les journalistes face à leurs actionnaires, il est nul.

Quel journaliste digne de ce nom, à Libération ou à L’Express, aura encore bientôt le cœur de continuer à se dire indifférent au fait que la finalité véritable de son activité consiste avant tout à engendrer des ristournes fiscales colossales pour son actionnaire Patrick Drahi ? Quel investigateur du groupe Le Monde pourra indéfiniment faire semblant de croire aux boniments de son directeur général, assurant sur les ondes que « Xavier » ne dépend pas des commandes de l’État, alors même que l’activité du patron de Free est vitalement tributaire, certaines années, des autorisations de la puissance publique ? Les géants des télécoms n’investissent pas dans les médias par boy-scoutisme, ni parce qu’ils ont des millions de liquidités à perdre, seul un enfant peut croire à des contes pareils. Ou un journaliste jouissant encore d’un CDI en 2016, semble-t-il.

Pourquoi les consciences de la corporation auront-elles mis autant de temps à s’éveiller sur l’ampleur de sa nouvelle servitude ? Il est certes bien vrai qu’un actionnaire comme M. Niel, contrairement à ses habitudes de harcèlement judiciaire passées à l’égard des journalistes, ne passe pas de coups de fil menaçants aux rubricards de son groupe. Quel besoin aurait-il encore de le faire ? La main de la terreur actionnariale opère comme celle d’Adam Smith, d’autant plus efficacement qu’elle n’a le plus souvent nul besoin de se signaler. C’est ainsi que Le Monde a abdiqué ce qui lui restait de liberté en devenant « Le Monde Free », sans susciter d’émotion au sein du quotidien de référence, qui approuva même par un vote à plus de 90 % ce séisme démocratique.

Il y a bien encore quelques représentants de l’Ancien Régime actionnarial comme M. Bergé pour prendre le risque bien inutile de braquer les troupes en se plaignant de temps à autre publiquement des révélations faites par son journal, Le Monde. Il est vrai que la question fiscale est chatouilleuse chez le milliardaire socialiste, et les révélations récentes du site Les Jours sur ses holdings au Luxembourg permettent de comprendre pourquoi. Ainsi avait-il saisi l’occasion de l’affaire SwissLeaks, début 2015, pour rappeler à ses journalistes la longueur exacte de leur longe. « Ce n’est pas pour ça que je leur ai permis d’acquérir leur indépendance », dira-t-il dans une antiphrase au comique hélas involontaire.

Mais à ces exceptions surannées près, c’est désormais le temps du silence. Le capital ne parle plus. Ni M. Bolloré ni M. Niel ne prennent plus la peine de répondre aux interpellations dont ils sont l’objet. À quoi bon se justifier encore ? Le CAC 40 tient désormais la quasi-totalité du champ médiatique, avec la bénédiction du politique. Il a tout le temps devant lui, et ne s’en cache plus. Le temps de voir les motions de défiance glisser sans produire le moindre effet au sein des rédactions. Le temps de voir les jours de grève s’égrener sans déboucher sur quoi que ce soit d’autre que de dérisoires « chartes éthiques ». Face à ces termes nouveaux du problème, que faire ? Tout tenter pour mettre la question du sinistre démocratique des médias au cœur de la prochaine présidentielle, et d’ici là, rappeler sans relâche aux journalistes que le seul honneur possible de ce métier, c’est de faire passer l’intérêt du public avant celui de tels employeurs. Organiser la désertion intérieure, en d’autres termes. 

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