Le 16 juin 2015, présentant sa candidature à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle, Donald Trump avait axé son discours sur le thème de l’immigration. Les Hispaniques, lançait-il dans le style qu’il affectionne, « apportent les drogues, le crime, ce sont des violeurs ». Bientôt, il allait aussi s’en prendre aux « musulmans ». À l’époque, bien peu lui donnaient la moindre chance d’emporter la désignation du Parti républicain. La question migratoire allait devenir, tout du long, le thème dominant de sa campagne. Et c’est elle, en premier lieu, qui allait lui permettre d’emporter la désignation ; pour en faire l’usage que l’on a vu.

Ce n’est pas la première fois qu’un candidat à la présidence aura instrumentalisé l’immigration dans un sens ouvertement xénophobe. Dès 1856, un ancien président, Millard Fillmore, se représentait avec un programme virulemment hostile à l’immigration. Plus récemment, un ex-conseiller des présidents Richard Nixon et Ronald Reagan nommé Pat Buchanan tenta à deux reprises, en 1992 puis en 1996, d’obtenir l’investiture du Parti républicain sur une ligne politique ouvertement anti-immigrés, avant de se lancer seul dans l’arène en 2000. Chaque fois sans succès, malgré un impact médiatique notoire. Axe de ses campagnes : l’immigration dépouille les ouvriers américains de leurs « bons emplois » et sape la capacité des États-Unis à préserver leur souveraineté. Les deux piliers du discours « trumpien » étaient déjà présents.

Mais l’Amérique a beaucoup changé depuis l’époque de Buchanan. Dans les années 1990, le taux d’immigrés n’atteignait pas 10 % de la population, et, avec la première génération de leurs enfants nés aux États-Unis, ils n’en formaient que 17 %. Vingt-cinq ans plus tard, ces immigrés, dits de première et de deuxième générations, représentent plus d’un Américain sur quatre (26 % exactement). Et leur part croît sans cesse, du fait d’une politique migratoire qui, sur les trente dernières années, a permis à plus de 40 millions d’immigrés de s’installer dans le pays, et d’un taux de natalité des immigrés très supérieur à la moyenne nationale. Beaucoup plus que la France, la société américaine se « mondialise » à grande vitesse. Autant dire que le nouveau locataire de la Maison-Blanche, plus encore que ses prédécesseurs, devra gérer une question qui devient – la campagne électorale l’a montré – de plus en plus centrale dans la société et l’objet de polémiques de plus en plus acerbes.

Principal enjeu : le règlement de la situation des 11,5 millions d’immigrés sans papiers sur le territoire. Car sur les quelque 44 millions de résidents américains nés à l’étranger, moins de la moitié (42 %) sont devenus citoyens. Et plus du quart (26,3 % selon une étude du centre d’études sociodémographiques Pew en 2015) sont sans-papiers ! Le dernier président à avoir régularisé la présence de plus de 3 millions de ces immigrés clandestins se nommait… Ronald Reagan. C’était en 1986 et les « nativistes » républicains, qui constituent aujourd’hui l’essentiel de la mouvance anti-immigrés, se sont empressés de l’oublier. 

George W. Bush puis Barack Obama ont tenté de faire adopter une vaste loi migratoire qui aurait offert une régularisation de la situation et une « voie » vers leur naturalisation ultérieure à la plupart de ces sans-papiers qui occupent une place croissante dans les économies d’États comme la Californie, le Texas, New York, le New Jersey, etc. Chaque fois, leurs opposants au Congrès – essentiellement des républicains, rejoints néanmoins par quelques élus démocrates – sont parvenus à les en empêcher. Ce faisant, cette présence massive de sans-papiers est devenue un véritable abcès de fixation, symbole de l’affrontement entre deux fractions ouvertement hostiles de la société américaine, que le nouveau président pourra encore moins ignorer que ses prédécesseurs.

D’une part, l’Amérique des « mâles blancs en colère », ces ressortissants des classes moyennes blanches, ex-grands bénéficiaires des « Trente Glorieuses américaines » (1945-1975), qui vivent avec douleur la perte de leur statut dominant dans des États-Unis désindustrialisés et en voie de mondialisation démographique accélérée. Ces Américains-là font des immigrés les boucs émissaires de leur déchéance. « Lorsque Trump proclamait “Restaurer la grandeur de l’Amérique”, ils entendaient “restaurer la grandeur de l’Amérique blanche” », note la sociologue Nancy Foner, auteur de Strangers No More. D’autre part, une Amérique nouvelle qui émerge, plus urbaine, plus « bienveillante envers les minorités », et qui, indique le professeur Richard Alba, coauteur du même ouvrage, « considère non seulement que la “diversité” croissante de la population est devenue un phénomène inéluctable que rien ne pourra enrayer, mais aussi qu’elle est bénéfique pour le pays ». 

Lors de la convention démocrate, le candidat du parti à la vice-présidence, Tim Kaine, a prononcé la moitié de son discours en espagnol. « Imagine-t-on, en France, un politicien de premier plan s’exprimer en arabe au moment clé d’une campagne électorale ? », s’enquiert Mme Foner. « Tout le message des démocrates, ajoute-t-elle, consiste à dire que “l’Amérique valorise ses minorités”. De sorte que les immigrés trouvent ici, surtout dans les milieux urbains, une acceptation des “minorités” souvent inconnue en Europe, en particulier en France. »

Cela ne signifie pas que l’insertion sociale des immigrés soit aux États-Unis un jardin de roses. Non seulement la campagne électorale a montré combien la xénophobie monte en puissance, mais les immigrés continuent de fournir le gros des bataillons des victimes d’inégalités – et celles-ci ont tendance à s’accroître. Le phénomène est particulièrement vrai en matière d’accès au logement et au niveau des revenus et de la protection santé, alors que, sur le plan éducatif et sur celui de l’emploi, l’insertion des immigrés apparaît mieux réussie qu’en Europe, selon l’étude d’Alba et Foner. Mais il est évident qu’après deux présidences successives qui ont échoué à apporter une solution pérenne à l’insertion citoyenne des immigrés « illégaux », la question de la régularisation des plus de 11 millions de sans-papiers vivant aux États-Unis pèsera beaucoup plus encore sur la présidence qui s’ouvre. Derrière cette question, c’est celle de la cohésion d’une société en pleine mutation démographique qui est posée. 

 

QUELQUES CHIFFRES

  • La population américaine atteint aujourd’hui 325 millions de personnes dont 56 millions d’Hispaniques, 40 millions de Noirs et 20 millions d’Asiatiques. 
  • 14 % sont des immigrés. Avec leurs enfants nés aux États-Unis, ils représentent 26 % des habitants, soit plus de 84 millions de personnes. Dans une génération, ils constitueront plus d’un Américain sur trois (35 %).
  • Les 56 millions d’Hispaniques fournissent la première catégorie d’origine immigrée ; les 20 millions d’Asiatiques, la catégorie qui progresse le plus vite.
  • 26,3 % des immigrés, soit 11,5 millions de personnes, sont des sans-papiers. En Californie, au Texas, à New York, au New Jersey, au Nevada, en Arizona, ils fournissent jusqu’à 8 % de la force de travail. 
  • Vers 2042, les Blancs constitueront moins de 50 % de la population américaine.

 

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