Entre le début de vos recherches sur la grande pauvreté en 1980 et aujourd’hui, une différence vous frappe-t-elle ?

Rien ne change… Non seulement rien ne change, mais des aspects ont empiré. La présence de ces personnes dans nos rues, c’est le retour du même, du refoulé.

Et pourtant, en quelques décennies, une couverture maladie universelle a été créée.

La CMU est une excellente idée et on a eu raison de la mettre en place. Mais pour ce qui concerne les gens de la rue, on a affaire à une population qui ne va pas, ou très rarement, à l’hôpital. L’accès gratuit aux soins est donc un progrès appréciable qui ne s’adresse pas particulièrement à eux. Nous parlons bien d’une population épuisée. Il s’agit de personnes qui sont à la limite de notre société, je dirais presque son envers. C’est un point fondamental : il n’y a pas d’anti-société. La société ne disparaît jamais. Les naufragés font partie de nous, même si nous ne voulons pas les voir. 

Nous traiterions depuis toujours les gens de la rue de la même manière ?

Non, mais quelle continuité ! Dans La Nef des fous, un texte allemand du xve siècle, ne plaçait-on pas les mendiants, les clochards et les fous sur un bateau pour s’en débarrasser ? Ce n’était pas seulement un fantasme ; c’était une pratique. Il s’agissait bien d’expulser hors des villes les déviants. 

Aujourd’hui, le Samu social propose autre chose.

J’admire le Samu social. Il préserve des vies, ce qui n’est pas rien. La personne dans la rue va au moins passer une nuit au chaud. Mais le Samu social est aussi un fantasme. On prend la notion de Samu qui signifie l’urgence des soins à donner et on lui accole celle de « social ». C’est une contradiction dans les termes ! 

Le Samu social, c’est très bien, mais cela ne résout rien. La question est bien de s’intéresser à des gens qui vivent une autre vie que la nôtre… J’ai connu et suivi des gens qui ont vécu dans la rue vingt ou vingt-cinq ans.

Est-ce l’espérance de vie maximum ?

Généralement, un effondrement somatique survient à ce stade. Soit la tuberculose les rattrape, soit les addictions à l’alcool ou à d’autres substances ont raison d’eux, ou bien ce sont les carences nutritives. On assiste alors à une explosion de pathologies et tout va très vite. Pour moi, la surprise avait été de constater la résistance de ces personnes pendant des années. 

Quel regard porte la société sur ces malheureux ? 

Il existe une perception générale du genre : « Regardez ces enfoirés ! Ils ne travaillent pas, ils picolent, ils regardent passer les filles pendant que nous on doit bosser. » Cette vision, toutes classes sociales confondues, caractérise ces gens comme des parasites. Des héros pervers du principe de plaisir en somme. C’est le regard principal de la société. Or ce tableau est complètement faux. Survivre dans la rue nécessite une organisation, une obstination, une énergie infiniment supérieure à celle que nous développons vous et moi pour tenir notre vie. 

La température du métro est à peu près à 16 °C. On n’a pas besoin d’attendre des températures polaires pour mourir d’hypothermie. 

Qui habite la rue ? Quelles sont les populations que l’on retrouve sans toit ?

Des personnes en situation de grande pauvreté, d’anciens prisonniers, d’anciennes prostituées. Tous ces humains sont « cousins ». Il y a environ 10 % de femmes qui se retrouvent finalement seules. On observe qu’elles sont en général beaucoup plus sales que les hommes dans une stratégie de défense, cherchant ainsi à échapper au viol et à la violence de la rue. On viole dans la rue, dans les stations de métro. 

Que signifie vivre dans la rue pour le corps, pour le psychisme ?

Le SDF est un escargot. C’est-à-dire un être vivant qui porte sa maison sur son dos. Que peut-il garder avec lui comme objets personnels, comme souvenirs ? Presque rien car il doit bouger, donc porter ses affaires. Encore une fois, ces personnes sont épuisées et se trouvent dans un état de conscience altérée, en partie dû à l’alcool. Quand on dit : ils ne savent rien faire, on se trompe. Ils résistent au froid, à la solitude. On dit aussi qu’ils ne sont pas curables. De fait, la question de la guérison est délicate. Le psychanalyste que je suis répond : on ne devient pas quelqu’un d’autre, mais on peut progresser, s’améliorer. 

Le problème est qu’on ne tolère pas qu’ils soient là. On voudrait soit les éjecter, soit obtenir au minimum qu’ils soient invisibles, relégués, soit qu’ils deviennent « normaux », ce qui relève du fantasme. Il se joue là une violence profonde qui permet de mesurer la violence refoulée de la société. Car la société offre de fausses solutions : l’hébergement d’urgence, certes secourable mais temporaire, ne règle rien car il renvoie les gens au pire.

La mendicité est-elle l’ultime planche de salut ?

Je défends profondément la mendicité. Toute calorie avalée est une calorie avalée. On donne ou on ne donne pas, mais on a en tout cas l’obligation morale de se poser la question. À la fin des fins, il faut bouffer ! Personne ne vit dans la rue par plaisir, par choix, contrairement à ce que certains revendiquent pour justifier rationnellement leurs névroses, leurs dysfonctionnements. Cela permet au sujet de porter le poids et l’atroce conscience de sa pathologie et de son dysfonctionnement. Sans compter les dégâts provoqués par la crise économique.

Pourquoi faudrait-il donner selon vous ?

Au fond, la question se pose ainsi : accepte-t-on que ces gens sont encore nos frères ? Cette personne qui mendie, est-ce moi ? Sommes-nous collectivement pour la protection précieuse de sa conscience, du peu qui lui reste, ou non ? C’est cela qui se joue. La vie est là et la mort est à quelques heures. C’est pourquoi les SDF sont des personnages tragiques. 

Notre regard sur la misère est-il le signe d’une société moins assurée d’elle-même ?

Dans l’inconscient collectif du fonctionnement social, il est « juste et bon » que la population puisse voir et apprécier ce qui arrive non seulement si on ne travaille pas, mais si on semble s’en réjouir. Le personnage du clochard joue un rôle fondamental dans la cohésion sociale – surtout ne vous révoltez pas même si la vie est très dure, parce que l’alternative c’est ça : la rue. Pour que ce fantasme fonctionne, il faut qu’ils restent visibles. Ce n’est pas une décision politique mais de la vraie sociologie. Le système marche ainsi. On jouit aussi de ce spectacle. Sur le mode : ma vie n’est pas extraordinaire mais il y a plus bas que moi. On calme notre angoisse en regardant la souffrance de l’autre. 

La question des Roms est-elle spécifique dans cet univers ?

Oui. Il ne faut pas confondre les gens de la rue et les Roms. C’est une autre histoire, un autre rapport à l’espace, à la culture. Une autre réalité économique, sociale, symbolique, psychique. Les Roms ne sont pas psychotiques comme 12 à 15 % des gens de la rue. Ils ont une famille. On est aussi dans le crapuleux. Je me souviens de couples qui faisaient pénétrer leurs enfants de quatre ou cinq ans dans les containers métalliques destinés à recueillir les vêtements usagers pour Emmaüs ou la Croix-Rouge. C’était terrifiant. Les petits étaient plongés dans le noir absolu et devaient passer les vêtements à leurs parents qui les triaient. On a aussi connu le cas de ces enfants à qui on apprenait à voler. Ils s’exerçaient avec une boîte à chaussure dont un côté était enlevé. On enfonçait des lames de rasoir à l’intérieur et on plaçait un portefeuille au fond. Le gosse devait faufiler sa main, éviter les lames de rasoir, attraper le portefeuille et retirer doucement sa main sans se blesser.

Vous êtes l’un des rares chercheurs à parler de « clochards ». Pourquoi ?

Justement pour marquer la permanence. Clochards, sans-abri, SDF… Il est significatif que le langage hésite, trébuche sur cette affaire… Sans-abri ? Mais cela ne veut rien dire ! Après un tremblement de terre, vous avez des sans-abri. Qui plus est : la question est-elle l’abri ? L’abri de quoi ? 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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