Lors de mon premier voyage à Istanbul, j’avais découvert un lieu étrange face au tramway qui relie la place Taksim au carrefour de Tünel par l’avenue Istiklal. C’était une vaste demeure, décrépie et inhabitée, où une tribu d’adorables félins avait élu résidence. Avec les enfants, nous l’avions appelée la « maison des chats ». Dans ce quartier de Beyoglu, entre la Corne d’or et le Bosphore, je me souviens du vieux tripot si enfumé que l’on pouvait à peine y lire son jeu, des chants incandescents des supporters du Galatasaray un soir de Coupe d’Europe, de la descente sinueuse vers la tour de Galata, mais c’est la « maison des chats » que j’avais le plus aimée. 

Ce printemps, je descendais à nouveau l’avenue Istiklal avec Can Dündar, alors rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet (« la république »). Grâce à l’indépendance rare et courageuse des magistrats de la Cour constitutionnelle, ce célèbre journaliste sortait de trois mois de prison. À son entrée dans un restaurant, les convives se levaient comme pour applaudir l’artiste à la fin d’une pièce de théâtre. Le président Erdogan avait déposé une plainte personnelle contre lui, réclamant plus de deux peines de prison à vie pour « terrorisme » et « espionnage ». Son crime ? Avoir révélé que les services de renseignement turcs livraient des armes à des groupes islamistes du nord de la Syrie. À voir la foule se presser à minuit contre Can Dündar qui traversait avec peine Istiklal, il semblait que la raison et le droit l’avaient emporté.

Malheureusement, les souvenirs de la Turquie « envoûtante » évoquée dans les guides touristiques tendent à disparaître sous la couche de cendre des éruptions politiques. Je me souviens des boutiques d’instruments de musique d’Istanbul ou de ce dîner troglodyte dans un pic rocheux de Göreme, mais je me souviens plus encore qu’une fois revenu en France j’ai assisté, en direct des locaux de Zaman France, à l’attaque policière contre le quotidien du même nom à Istanbul. Proche de la confrérie Gülen, Zaman se vendait à des centaines de milliers d’exemplaires. Du jour au lendemain, placé sous administration judiciaire, le journal a inversé sa ligne éditoriale ; devenu une feuille de chou à la solde d’Erdogan, ses lecteurs l’ont fui et il a mis la clé sous la porte. La justice aux ordres n’en était pas à son coup d’essai. C’est ainsi qu’on assassine les journaux en Turquie.

Le scénariste de l’épuration journalistique est doté d’une imagination digne des bâtisseurs du palais de Topkapi : licenciement de dizaines de journalistes pour des tweets critiques d’Erdogan, coupures illégales de signaux satellitaires de chaînes de télévision en direct, liquidation de médias par décret… D’Istanbul à Washington, de Paris à Bruxelles, Reporters sans frontières (RSF) a organisé une mobilisation massive. Avec notre représentant Erol Önderoglu et notre spécialiste Johann Bihr, nous avons plaidé contre la loi antiterroriste scélérate jusqu’au ministère de la Justice à Ankara. Quelques jours plus tard, Erol se retrouvait en prison pour avoir pris la défense d’un journal pro-kurde. Grâce notamment à la réaction du secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, avec qui j’avais par chance rendez-vous le lendemain, Erol fut libéré, mais son procès débutera le 8 novembre. Le parquet réclame contre lui quatorze ans de prison.

En Turquie, j’ai appris à me méfier des hasards du calendrier. En novembre 2015, Can Dündar était incarcéré neuf jours après son discours à la cérémonie du prix RSF-TV5 Monde pour la liberté de la presse. Les fenêtres de son bureau donnaient sur « un tribunal et un cimetière, deux lieux que les journalistes turcs fréquentent trop souvent », avait-il clamé à raison. En mai 2016, quatre jours après que son épouse Dilek fut allée en France recevoir pour lui la médaille de la Ville de Paris des mains d’Anne Hidalgo, Can Dündar était soudain condamné. Ce jour-là, un fou furieux profitait d’une suspension d’audience pour le viser avec son arme à feu. Il fallut que Dilek saute à la gorge du tireur pour détourner l’arme.

Lors de mon dernier voyage à Istanbul, entre deux manifestations devant des centres de détention où nous finirons par avoir nos habitudes, j’ai profité d’un moment de liberté pour retourner sur l’avenue Istiklal retrouver « la maison des chats ». Las, la demeure avait été rayée de la carte de ce quartier de vendeurs d’instruments de musique et de librairies. Il ne restait plus qu’une immense grue au milieu de ruines. J’ai alors pensé aux outrances dévastatrices d’Erdogan qui nous avait traités de complices des terroristes, parce que la Turquie figure en mauvaise place au classement mondial de la liberté de la presse, et j’ai songé à ce qu’il voulait faire de son pays. 

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