Les sondages sont-ils aujourd’hui le meilleur outil pour connaître l’état de l’opinion ?

Disons que c’est le moins mauvais… Comme la démocratie représentative est présumée être le moins mauvais des régimes. Un sondage, à condition qu’il soit réalisé avec rigueur, n’est pas un miroir de l’opinion comme le prétendent généralement les sondeurs, mais la moins mauvaise des approximations si l’on veut connaître le point de vue des citoyens sur un sujet donné. C’est évident si on le compare aux micros-trottoirs que pratiquent parfois les journalistes, ou aux affirmations de certains prophètes de l’opinion qui parlent à sa place.

Les instituts de sondage ont-ils aujourd’hui acquis un monopole dans l’évaluation de l’opinion publique ?

Le sondage se calque sur la logique du vote, ce qui fait sa force et sa légitimité. Il existe deux grandes conceptions de l’opinion correspondant à deux grandes conceptions du public. D’abord une conception à la française, de type rousseauiste, où il y aurait une volonté générale, un public avec un grand P qui aurait la possibilité de s’exprimer sur tous les sujets, à tout moment. Et puis une autre conception, celle du philosophe américain John Dewey (1859-1952). Dans son ouvrage sur la démocratie publié en 1927, il explique qu’il y a autant de publics qu’il y a de problèmes. Et chaque public, selon lui, se construit en rapport avec un problème non résolu, précisément pour essayer de trouver une solution. On voit bien aujourd’hui que les sondages sont une cote assez mal taillée pour suivre ces groupes qui surgissent sur la scène publique. C’est l’une des limites des sondages ordinaires qui juxtaposent et agrègent les opinions sans se préoccuper de leur intensité ou du degré de mobilisation de ces groupes. 

Quelle alternative y a-t-il aux sondages dans une société comme la nôtre ?

Depuis quelques années, le primat du sondage me paraît moins fort. L’une des principales raisons tient à l’émergence des réseaux sociaux. Une alternative aux sondages semble se dessiner. Et les réseaux sociaux ont un avantage : ils peuvent se mobiliser sur des objets parfois inattendus. Il n’y a donc pas de cadrage a priori, ce qui permet à ces baromètres d’échapper aux présupposés des sondeurs. Mais Twitter, par exemple, n’est pas un baromètre fiable de l’opinion publique. Des catégories entières de la population échappent à ses radars. 

Et les big data, ces énormes banques de données sur les comportements, les impulsions d’achat des individus ?

Les big data permettent de caresser le rêve d’une connaissance extrêmement fidèle, jusqu’alors inédite, des intentions et des conduites de la population. Nous serions au plus près du réel. À la différence des données d’opinion, les big data tracent les individus dans leurs comportements réels. Ce n’est pas du déclaratif. Ce point est capital car il existe toujours un décalage possible entre les opinions exprimées et les conduites avérées. La question, pour les sciences sociales, est de savoir comment utiliser ces données.

Les sondages transforment-ils la réalité ? Ont-ils cette capacité, une fois connus, de peser sur nos perceptions ?

Il existe de nombreuses hypothèses et recherches à ce sujet. Il y a notamment la fameuse opposition entre l’effet bandwagon et l’effet underdog. Je m’explique : dans le cadre d’une campagne électorale, un candidat que les sondages estiment capable de gagner verrait se rallier à sa candidature les indécis qui prendraient le train en marche. C’est l’effet bandwagon : le dernier wagon. À l’inverse, des électeurs ayant connaissance de ces données pourraient prendre en considération le sort de l’autre candidat et reporter leurs intentions de vote sur lui. C’est l’effet underdog. Le problème, c’est qu’aucune de ces deux hypothèses n’a été vérifiée scientifiquement. Il faudrait une expérience en double aveugle, avec un échantillon de personnes informées des sondages et un autre qui ne le serait pas.

Il reste que les sondages exercent une influence.

Oui, et elle est toujours sous-estimée par les personnes interrogées. En revanche, on surestime toujours l’influence qu’ils exercent sur les autres ! On appelle cela l’effet tierce personne ou third-person effect. Il a été théorisé par le sociologue américain Davison en 1983. Grosso modo, chacun pense que les autres vont être influencés. Du coup, on élabore des stratégies qui prennent en compte cette influence supposée. C’est un effet d’anticipation. Exemple : un message publicitaire vous indique que tel produit est mis en vente en nombre limité. Vous n’y croyez pas mais vous prévoyez que les autres le croiront et donc vous vous précipitez pour en acheter.

Les sondages peuvent aussi avoir un effet sur les calculs de l’électeur. L’élection présidentielle de 2002 l’a montré. Les sondages ont donné l’impression que l’on pouvait voter au premier tour pour un autre candidat que celui que l’on voulait voir élu sans mettre aucunement en péril ses chances d’être présent au second tour. Cela a joué dans le cas de Lionel Jospin mais aussi dans celui de Jacques Chirac. Au premier tour, certains ont voté pour Jean-Marie Le Pen alors qu’ils voulaient l’élection de Chirac ; et d’autres se sont faits plaisir en votant Christiane Taubira ou Jean-Pierre Chevènement alors qu’ils ne désiraient pas leur victoire. Une partie de l’opinion a donc pris en compte les sondages comme paramètre de son choix.

La nouvelle loi sur le temps de parole, votée en avril, s’appuie notamment sur les sondages des candidats pour calibrer leurs interventions à la télévision et à la radio. Qu’en pensez-vous ?

Je n’hésite pas à parler de « loi scélérate ». Elle contribue à dévitaliser notre démocratie. Auparavant, il y avait égalité de temps de parole entre les candidats pendant toute la campagne, à savoir cinq semaines. Ce délai a été réduit à deux semaines. La législation électorale renforce la domination des grands partis sur notre vie politique. Il ne faut jamais oublier par ailleurs que les sondages produisent une expression très appauvrie de l’opinion. Le cadrage par le sondeur dépossède les citoyens de leur propre formulation de la question. Des malentendus peuvent surgir. D’autres méthodes de participation citoyenne permettent aux citoyens de débattre et de préciser leur opinion. Je pense au sondage délibératif, inventé il y a plus de vingt ans aux États-Unis par le professeur de théorie politique James Fishkin.

En quoi cela consiste-t-il ?

On réalise d’abord un sondage classique auprès d’un millier de personnes. Puis on recrute un sous-échantillon de 200 à 300 personnes représentatif de cette population, qui est réuni en un lieu donné pendant deux jours. Des experts donnent à ces personnes une information contradictoire, puis elles débattent en petits groupes. On les questionne seulement après ce processus. C’est cette opinion qui, selon Fishkin, serait vraiment démocratique.

Quel crédit accorder aux sondages concernant les primaires à droite ? 

Ils sont d’une crédibilité relative, du fait même de la faible taille de l’électorat de ces primaires. Il faudrait sonder des échantillons très importants pour avoir une confiance relative dans les résultats.

On ne doit pas croire aux 39 % annoncés pour Juppé, comme aux 31 % dont est crédité Sarkozy ?

C’est à prendre avec infiniment de précaution. La répétition des enquêtes dans la durée laisse penser que les ordres de grandeur sont justes. Mais à 5 % près, ce degré de précision n’est pas sérieux. Ces sondages jouent pourtant un rôle politique réel, comme lorsqu’ils ont contribué à crédibiliser les candidatures Royal en 2006 ou Hollande en 2011.

S’éloigne-t-on de l’ère du tout sondage ?

Je n’ai jamais cru à la dictature des sondages car s’ils exercent une influence réelle sur le jeu politique lui-même, ce n’est guère le cas sur les politiques publiques. Ce sont les professionnels de la politique qui croient le plus aux sondages. Y compris les journalistes spécialisés qui leur accordent une confiance sidérante. La réalité est que ces outils interfèrent avec les campagnes électorales dans la fabrication des « momentums », ces moments où un candidat apparaît en position de force. Ils contribuent à ce que sa couverture médiatique, ses soutiens et ses moyens financiers augmentent. Les données de sondage font le partage entre candidatures de témoignage et candidatures crédibles, c’est un point capital. Nombre de citoyens intègrent cette donnée dans leur choix électoral.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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