Les gouvernants affectent parfois l’indifférence face aux sondages. Surtout quand ils sont défavorables ! Pour le reste, ils sont bien obligés d’en tenir compte et y recourent confidentiellement dès qu’ils le peuvent – le Service d’information du gouvernement (SIG), rattaché à Matignon, est l’un des plus grands commanditaires d’études. Quelques-uns ont cependant joué l’indépendance délibérée comme Raymond Barre quand il était Premier ministre, François Mitterrand au sujet de la peine de mort ou plus récemment Anne Hidalgo sur l’accueil des migrants. Un signe de caractère, dit-on. 

Les dirigeants politiques ont quelque légitimité à s’affranchir des sondages puisqu’ils sont élus. Le principe de la représentation politique ne consiste-t-il pas à déléguer une autorité à des gens censés en faire bon usage, mais aussi rendre des comptes au terme de leur mandat ? Cet enchaînement idéal est aujourd’hui perturbé par le postulat de l’opinion universelle selon lequel tout le monde a une opinion sur tout, à tout moment. Sans s’informer, sans délibérer, sans évaluer, sans responsabilité. Il suffirait de demander aux gens pour savoir ce qu’ils pensent. Exactement ce que proposent les sondages. 

On sait que c’est une illusion. Selon les cas, cette opinion est approximative, biaisée ou artificielle – des gens répondent à des questions qu’ils ne se posaient pas. Ce spontanéisme démocratique apporte un peu d’implication directe dans un régime représentatif dont on connaît les sources oligarchiques. Quitte à ignorer qu’il n’est pas permis à tout le monde de donner son opinion sur tout et n’importe quoi. Il faut en effet des commanditaires, des sondeurs et des médias. Pas si spontané !

Pour agir à leur aise, il faudrait que les dirigeants ne craignent pas d’être « sanctionnés » par la rue ou l’isoloir. Il faudrait encore qu’ils se détachent des sondages, alors même que c’est parce que les conditions d’exercice du métier politique les éloignent toujours un peu plus des citoyens qu’ils y ont autant recours. Il faudrait surtout qu’ils ne soient pas portés à croire que commander des sondages leur permet de contrôler l’opinion.

Puisque l’on ne dispose d’aucune information sur les sondages confidentiels commandés par les gouvernants, on ne peut imaginer de « sondo-résistants » sans scepticisme. Il ne nous est pas possible de savoir dans quelle mesure l’indépendance affichée est réelle ou relève de la com’. De toute façon, cette indépendance n’est pas à même de faire obstacle à la dérive actuelle : une opinion fabriquée entame peu à peu l’autorité des gouvernants. À peine sont-ils élus qu’ils sont déjà placés sous la surveillance de taux de popularité, de notoriété, de confiance, etc. À peine sont-ils élus qu’ils sont déjà impopulaires. Ils se voient ainsi condamnés à ne gouverner que pendant une courte fenêtre d’opportunité, qui se referme dès que leur légitimité électorale se trouve démentie par la défiance sondagière. On n’a pas encore pris toute la mesure des changements provoqués par l’ubiquité de l’opinion dans l’économie des relations politiques. On en aperçoit seulement des signes avec l’épuisement des régimes représentatifs. 

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