Tel le Sisyphe d’Albert Camus, il faut imaginer Alain Juppé « heureux ». Comme la vie du héros de la mythologie grecque, l’existence du favori des sondages pour la primaire à venir est depuis quarante ans un éternel recommencement. Quatre décennies durant, cet homme de pouvoir a dû se contenter, en effet, de pousser sans relâche le rocher électoral pour le compte d’un autre : Jacques Chirac. Sans cesse l’espoir de parvenir un jour au sommet de sa propre ambition se dérobait. Enfin, l’heure du bonheur absolu est peut-être proche. Jamais Juppé n’a été si près de planter son drapeau sur le pic Élysée. La partie n’est pas jouée mais les pronostics lui sourient à un mois du premier tour de la primaire. Sans doute y trouve-t-il des raisons supplémentaires de croire qu’il est aimé désormais des Français comme – il se plaît à le dire – de sa « famille », de ses amis ou de ses collaborateurs.

Au vrai, cet engouement des électeurs pour le maire de Bordeaux n’a rien d’une passion. Jamais dans toute l’histoire de la présidentielle on n’a vu un favori aussi peu désiré à sept mois du scrutin. 38 % des Français, d’après le baromètre SOFRES-Figaro Magazine du mois d’octobre, souhaitent lui voir jouer un rôle important au cours des mois et des années à venir. C’est à la fois un bel atout car il écrase tous ses concurrents et le révélateur d’une présidentielle sans élan. À sept mois de l’échéance élyséenne de 1995, Jacques Chirac atteignait dans ce même baromètre 54 % ! En octobre 2006, Nicolas Sarkozy était à 50 % et François Hollande, au début de l’automne 2011, à 45 % alors qu’il n’avait pas encore remporté la primaire de gauche. 

Cette évocation du passé souligne la singularité de la présidentielle en cours : son favori actuel est avant tout le moins impopulaire des candidats. Les vents qui le portent sont faibles, alors que dans tous les scrutins élyséens depuis 1965 se manifestaient un réel enthousiasme et un bel appétit. La désillusion née de quarante années d’échecs de la droite et de la gauche dans la lutte contre le chômage explique, bien entendu, cette situation délétère. L’alternance a désenchanté l’espérance et installé dans le pays un profond scepticisme. Le pedigree des candidats n’est pas fait non plus pour soulever une authentique ferveur : à l’exception d’Emmanuel Macron dont la quasi-virginité politique devient une arme, tous sont de vieux routiers qui non seulement arpentent la scène publique depuis des dizaines d’années, mais ont aussi exercé le pouvoir sans résultats probants. 

Malgré ses efforts pour se régénérer, Alain Juppé traîne, lui aussi, ces deux boulets. Il a déjà gouverné et le lifting n’est pas si facile pour soulever une puissante ferveur électorale. De fait, il n’a pas toujours convaincu dans les fonctions qu’il a exercées au sommet de l’État. Sa popularité relative est indexée sur son curriculum vitae à la fois fourni, riche et encombré de difficultés. Cet homme, que ses partisans présentent comme l’incarnation du renouveau, est d’abord un dirigeant blanchi sous le harnais. Il a déboulé dans la vie publique en 1976, à l’âge de 31 ans. Collaborateur de Jacques Chirac, il en devient vite le protégé. Un duo alors se forme qui résistera à tout. Pour Chirac, il a toutes les qualités : la précision, la vélocité intellectuelle, la rapidité d’exécution, l’esprit de synthèse, bref un véritable ordinateur, ce qui lui vaut le surnom d’« Amstrad », le computer vedette des années 1970-1980. Dans la forteresse chiraquienne qu’est l’hôtel de ville de Paris à partir de 1977, Juppé est un rouage essentiel. Ensemble, les deux hommes modernisent la ville, travaillent à son rayonnement international, mais ils y fabriquent également une base politique puissante, y creusent les fondations d’une conquête nationale, en font le cœur battant du RPR et la tête de pont d’un réseau d’amitiés et de fraternité. Une omerta sans faille règne sur ce bastion dont le coffre-fort est bien utile pour se financer. 

Nul ne peut contester la loyauté qu’affiche Alain Juppé à l’endroit de son parrain et de son coach politique tout au long de ces années de formation et de déformation : il apprend son métier mais il en accepte aussi les travers, ces écarts de conduite faits de petits et de grands arrangements. Est-il vraiment cet être idéal, « le meilleur d’entre nous », qu’imagine Jacques Chirac ? Pas une fois il ne lui a publiquement tourné le dos mais il lui est arrivé de douter et d’hésiter. Car, derrière un dévouement jamais pris en défaut, se nichent aussi l’ambition et l’espoir d’un destin élyséen. 

S’il prospère dans le sillage de son champion, Juppé en est aussi le complice, notamment dans la très mauvaise affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris et du RPR dont il est alors le secrétaire général. Prisonnier des mauvaises habitudes en cours dans un royaume qui parfois ressemble aux écuries d’Augias, il n’y tient pas le rôle d’Hercule le nettoyeur. Et le paye très cher. Les mots de la cour d’appel qui le condamne le 1er décembre 2004 à quatorze mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité « pour prise illégale d’intérêt » sont d’une rare dureté : « Il est regrettable qu’au moment où le législateur prenait conscience de la nécessité de mettre fin à des pratiques délictueuses qui existaient à l’occasion du financement des partis politiques, M. Juppé n’ait pas appliqué à son propre parti les règles qu’il avait votées au Parlement. Il est également regrettable que M. Juppé, dont les qualités intellectuelles sont unanimement reconnues, n’ait pas cru devoir assumer devant la justice l’ensemble de ses responsabilités pénales et ait maintenu la négation de faits avérés. Toutefois M. Juppé s’est consacré pendant de nombreuses années au service de l’État, n’a tiré aucun enrichissement personnel de ces infractions commises au bénéfice de l’ensemble des membres de son parti dont il ne doit pas être le bouc émissaire. »

Oubliée au passage l’affaire des appartements de la Ville de Paris, rue Jacob, en 1993. Alors responsable des finances de la capitale, Alain Juppé, au nom de la maîtrise des loyers parisiens, ramène le prix mensuel d’un appartement de 88 m2 de 6 913,28 francs à 6 000 francs malgré 381 390 francs de travaux de rénovation. Surprise : ce nid est ensuite attribué à son fils. On découvre aussi qu’il bénéficie lui-même dans cette rue d’un logement de 189 m2 à un tarif défiant toute concurrence. Le procureur de Paris, tout en considérant que le délit « de prise illégale d’intérêt est établi », renonce aux poursuites si Juppé quitte son logis. Il s’exécute, « droit dans ses bottes » comme il dit, c’est-à-dire sans s’excuser le moins du monde. Un épisode qu’Alain Juppé s’emploie à faire oublier au nom de la règle « autres temps, autres mœurs ». Un homme risque néanmoins de s’en souvenir : Arnaud Montebourg, alors avocat des plaignants, l’Association de défense des contribuables parisiens.

Juppé, malgré tout, a déjà payé cher ses années Chirac. Contraint d’abandonner ses mandats, il s’en va enseigner au Canada. Il connaît alors l’opprobre : on lui ferme les portes de l’université de Montréal pour des raisons d’éthique mais on le laisse finalement enseigner à l’École nationale d’administration publique. L’hiver canadien a tout de même un intérêt : il recouvre ce passé d’un grand manteau blanc. Juppé revient donc en France en août 2006. Sa peine purgée, il renaît à Bordeaux sans trop se préoccuper d’Hugues Martin qui a assuré l’intérim à la tête de la mairie. À 62 ans, il n’a plus de temps à perdre. 

Qui lui tend alors la main ? Nicolas Sarkozy. Il le soutient dans la présidentielle et reçoit en échange un portefeuille de ministre d’État en mai 2007. Bref rebond. En juin, les électeurs du Bordelais ne l’envoient pas siéger à l’Assemblée nationale. Nouvelle traversée du désert dont il ressort une fois encore grâce à Nicolas Sarkozy. Son rival d’aujourd’hui dans la primaire lui offre le ministère de la Défense en novembre 2010 puis, en janvier 2011, le maroquin des Affaires étrangères dont il fait son tremplin. 

Vieille histoire de la politique : l’avenir de Sarkozy est à présent menacé par l’homme qu’il a remis en selle ministérielle et dont il n’est pas sûr qu’il puisse attendre grand chose demain. Proclamé rassembleur de la droite et du centre, Alain Juppé, dans le passé, n’a pas fait preuve de grandeur d’âme pour ses rivaux. Nommé Premier ministre en mai 1995 après la première victoire présidentielle de Jacques Chirac, il ne fait entrer dans son gouvernement aucun des partisans du grand vaincu, Édouard Balladur. Nicolas Sarkozy est la principale victime de cet ostracisme dicté par Chirac, appliqué à la lettre par son fidèle feudataire. 

La souplesse n’est pas le trait principal de cet homme qui provoque à la fin de l’année 1995, avec son projet de réforme de la Sécurité sociale, un mouvement social de plusieurs semaines et une longue paralysie du pays. Il ne recule pas sur tout mais la réforme tant vantée des retraites passe à la trappe. Aujourd’hui, sans prendre de gants, il met cet échec sur le dos de Jacques Chirac : « Est-ce que Jacques Chirac avait annoncé la réforme de l’assurance maladie dans sa campagne ? Non. C’était “la fracture sociale” […]. Et puis un jour, cataclysme, changement de cap : Chirac annonce la rigueur. Les Français ont eu le sentiment que trois mois après la présidentielle, on changeait complètement de politique. Je veux éviter ça. » Bref, responsable mais pas coupable ! Il ne parle guère, non plus, de son rôle dans la désastreuse dissolution de mars 1997. Il fut pourtant central. Il se tait sur sa gestion calamiteuse de la privatisation de Thomson et le fracas de ridicule qu’elle provoqua pour de grands industriels français, le gouvernement et l’État.

Savoir gommer son passé, et même le faire oublier, démontrer que l’expérience vous a changé, c’est le premier des arts dans une campagne présidentielle : Mitterrand, Chirac, Sarkozy n’ont pas manqué de le faire ; Hollande n’en a pas eu besoin, car il n’avait pas une histoire agitée derrière lui. Alain Juppé s’y emploie ces temps-ci. Il efface ses fautes pour apparaître neuf, vêtu de lin blanc et de probité. Le normalien agrégé de lettres classiques a sans doute lu ces mots de Machiavel : « Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’homme qui, d’une condition obscure, soit parvenu à une grande puissance en n’employant franchement que la force ouverte, mais j’en ai vu réussir par la seule ruse. » 

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