« La Mappe est l’ensemble des relations de toutes les personnes sur Terre. Il y en a une seule et elle comprend tout le monde. Donc toi. Personne ne la possède mais chacun la construit, à chaque seconde. Ce que Facebook essaie de faire, c’est de la modéliser, de faire miroir au monde réel pour en dresser la carte. Continûment », m’avait dit Mark dans un sourire, juste avant que je plonge. « Va te chercher maintenant. Trouve ta propre mappe, celle de tous tes liens, celle que le simulateur va te tracer dans l’espace, physiquement, avec la totalité de ce que tu as écrit, dit, filmé, acheté et aimé depuis que tu es né au réseau.

Et reparcours-les un par un. Ressens ces liens comme ta mémoire unique, fais le chemin. Comprends-toi. Lorsque tu auras tout revécu, tu sauras qui tu es, enfin. Grâce à nous… Alors seulement Facebook effacera tout, et te redonnera la totalité de ton identité. Tu seras à nouveau libre et vierge. À nouveau seul. »

Est-ce qu’il disait la même chose à tous ? Avec la même solennité glacée ? À tous ceux qui comme moi voulaient accéder à leur graphe social intégral, voulaient enfin voir et vivre, grâce au simulateur, ce que trente ans d’existence numérique avaient construit. Une image enfin lucide de mon Moi ? La révélation ultime de ce que j’étais devenu ? Hum…

En vérité, je ne savais plus pourquoi j’étais là, plongé dans le liquide phanique, perdu au milieu d’un océan courbe de données qui scintillaient de l’autre côté du scaphandre, et dont la combinaison neurale m’injectait, par la peau et les nerfs, les sensations – dès que je les touchais, empruntais leur ligne de lumière ou juste les fixais quatre secondes.

Il m’avait fallu une heure pour accrocher une première photo de moi, bébé, puis tout s’était enchaîné avec une fulgurance stroboscopique, comme si la totalité des photos et vidéos que j’avais prises dans ma vie, ou simplement matées sur les murs de mes amis, m’était redonnée à l’extrême limite d’assimilation de mon système nerveux et de ma mémoire. Toutes les filles, les corps oubliés, les potes, perdus, retrouvés, tous les cons fuis et pourtant archivés, le fil de ma famille déroulé en perles, les payvisages par myriades, je les retraversais, j’étais une baleine aspirant le plancton de ses traces, un poisson-pilote qui révélait tout, j’étais aussi un son à 5 000 mètres/seconde, une symphonie ultrarapide de musiques écoutées faufilée sur une seule ligne continue d’accords et bientôt vinrent les mots, les chats, les smileys bruissant dans la mer en bulles d’oxygène, des nuées de phrases ondulant en banc, que je dispersais, que je reconnaissais comme lues ou écrites, partagées ou trashées. 

« Tu verras, m’avait dit Baptiste, tu as trois bases de données immenses qui alimentent ta mappe : celle des actions, celle des contenus et l’Edge store, qui va te redonner toutes les connections que tu as eues avec des objets. L’Edge est la pire : tu comprends rien quand tu passes dedans, c’est comme si on t’électrocutait pendant quatre heures d’affilée. »

La plongée pouvait durer plusieurs jours, j’avais signé. Les murs bavaient de gens qui avaient renoncé, qui étaient sortis mabouls de l’apnée, gelés ou blessés, nerveusement détruits, cliniquement morts. Facebook décourageait fortement les tentatives, invoquant la sécurité des personnes, sauf que la Loi les obligeait à octroyer cet accès intégral à nos données, à fournir le simulateur pour les parcourir et à offrir à ceux qui parvenaient au bout ce droit à l’oubli. Ce droit à la renaissance dont quelques tarés comme moi rêvaient. Sans deviner…

Après 38 heures de plongée, j’ai su que j’irais au bout. J’avais atteint cet état de fusion organique avec le simulateur que les plongeurs appellent le Chyle

À présent, je n’ai plus de corps, je suis un krill de lumière, je suis de l’eau qui brille, un nu flux, de la douceur et du lien qui fasciculent, tellement de chiffres qui se forment et s’effacent, tellement de souvenirs que je ne bois plus, qui me traversent comme des balles et me font fuir, transpercé. Lentement je m’élève, en tournant dans mon océan, comme une trombe qui viendrait des tréfonds – et en bas, dans l’épaisseur de la mer, je vois le trajet jaune d’or de ma vie d’actes numériques, je vois le tissu ultradense des archives que je viens de reparcourir à vitesse-lumière, son volume, sa forme étrange, ovoïde, qui me supplie. Et je monte encore, apesanteur, j’atteins ce moment dont m’avait parlé Floriane, ce moment où tu embrasses enfin la totalité de ta mappe d’un seul regard, d’une seule épiphanie foudroyante. 

Alors c’est ça ?

On dirait un visage, mais avec trop d’yeux. 

J’émerge à l’air, je suis dans le ciel maintenant, arraché vers le haut par un parachute – et mon océan diminue dessous, devient une sphère d’eau violette, guère plus, bientôt une goutte, à côté d’autres gouttes, qui font des grappes, un million de grappes dont les datas chatoient de l’intérieur et qu’une rafle de câbles relie… 

Au-delà, les grappes pendent des nuages.

– Qu’est-ce que tu as vu tout en haut ?

– J’ai vu la Vigne. 

– Tu sais qu’on est très peu à l’avoir vu ? Peut-être quinze ou vingt dans le monde… Les médecins disent que c’est une hallucination due à la neuroïne qu’ils t’injectent pour te faire revivre tes datas. Tu as vu la machine, toi ?

– La vendangeuse ? J’ai vu les pressoirs aussi, les cuves, la pieuvre des tuyaux. La mise en bouteille. Atroce.

– Quand ils pressent les grappes, on s’attend à voir du sang couler… mais non. 

– Je voulais te demander, Floriane… Tu as eu l’impression de te trouver, toi ? Ta révélation, tu…

– J’ai juste compris que j’étais rien. Que des petits bouts de dividus que tout le monde est. La seule chose unique, c’est le nœud bâtard qui relie tout ça, et qui ressemble à rien.

– Qui ressemble à toi…

– Si tu veux. Ils savent faire les nœuds aussi, tu sais.

Elle m’a regardé alors avec ses yeux jaunes et elle s’est mise à chanter : « One Map to rule them all. One Map to find them, to bring them all and in the darkness bind them… » 

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