Elles poussent leurs coups de gueule dans les magazines, crient leur colère en chœur dans les rues de Paris, dévoilent leurs seins devant les ambassades. Elles portent de fausses barbes et envoient des culottes souillées de peinture rouge à l’Élysée. À l’instar de leurs aînées, les militantes féministes d’aujourd’hui savent s’exprimer par l’action. Mais pas que ! Connectées, voire geeks assumées, elles maîtrisent aussi Internet et sont déterminées à en faire une arme de combat aiguisée. 

Au départ, rien n’était gagné. Lorsqu’en 1996, les « Internénettes » lancent le premier site web  féministe français, leur message est timide. Sur la page d’accueil, elles déclarent vouloir « créer un lieu de rencontre et de discussion, valoriser le rôle des femmes dans les nouveaux médias et créer des liens avec d’autres sites féminins, le tout sans trop se prendre au sérieux ». 

« Il y a vingt ans, Internet était un espace très masculin. Les femmes ont d’abord dû y imposer leur présence avant de défendre leurs idées », explique Lucy Halliday, une étudiante à l’université d’Angers qui consacre son mémoire au féminisme en ligne, un sujet encore peu exploré. Grâce aux archives numériques, elle analyse l’évolution des sites français depuis leur création, les revendications mises en avant et les modes d’action employés. 

Aujourd’hui, on peut recenser sur la toile plus de 330 sites, forums, Tumblr, médias pure players… Mais ce sont les blogs, dont le nombre se multiplie à partir de 2005, qui contribuent le plus à faire éclater la parole féministe. Celle-ci résonne désormais à travers des points de vue divers, parfois même opposés. La fragmentation de la parole, caractéristique du féminisme contemporain, présente néanmoins une conséquence positive : elle permet au mouvement de se développer à plus grande échelle, de s’adosser à d’autres luttes contre les discriminations et de toucher ainsi un public plus large. 

Première victoire : quinze ans après l’avènement d’Internet, le cyberespace n’est plus l’apanage des hommes. Estimant qu’Internet s’est démocratisé, les fondatrices d’Internénettes ferment leur site en 2006. « Les raisons qui nous ont amenées à créer ce site n’existent plus », écrivent-elles. 

Des espaces ciblés sont encore à conquérir. Sur la plateforme de vidéos YouTube s’expriment de plus en plus de voix féminines qui, elles non plus, ne se prennent pas au sérieux. Le Meufisme, une websérie humoristique qui « parle de la meuf lambda », fait contrepoids aux tutoriels de maquillage. Lancée en 2014 par deux trentenaires, elle comptabilise aujourd’hui plus de 18,6 millions de vues et 210 600 abonnés. Elle n’est pourtant pas du goût de toutes. « À notre grand étonnement, la série a été plutôt mal reçue par certaines féministes, explique Sophie Garric, cocréatrice. Elles trouvaient notre discours maladroit. Causette et madmoiZelle, deux énormes médias de référence dans le domaine, n’ont jamais parlé de nous, que ce soit en bien ou en mal d’ailleurs. » Si elles assument aujourd’hui facilement leur côté militant, les deux jeunes femmes ont démarré plus prudemment. Pour Sophie Garric, le féminisme était un pré carré : « Au début, nous ne voulions pas dire que la série était féministe. Nous voulions nous adresser à tous et avions peur de perdre la moitié de la planète, les mecs. Et surtout, à l’époque, dans notre tête, le féminisme était un combat sérieux qui ne prêtait pas à rire. Or nous voulions faire rire. » 

Pour Ynaée Benaben, cofondatrice de l’association En avant toute(s) contre les violences physiques et sexuelles, Internet offre surtout la possibilité de toucher les 16-25 ans. Si ceux-ci fréquentent peu les centres d’aide aux victimes, ils n’en sont pas moins concernés. Selon une récente étude de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), la tranche d’âge la plus exposée aux violences physiques et sexuelles est celle des 18-24 ans (la majorité civile étant requise pour répondre de manière autonome aux enquêtes, les 16-17 ans ont été écartés de l’étude). 

En utilisant la méthode du quiz pour aborder la question des violences, Ynaée Benaben cherche à mettre en confiance les jeunes femmes : « Beaucoup de victimes ne se considèrent pas comme telles, explique-t-elle. Mais lorsque tu leur proposes de faire un test sur les violences au sein du couple, elles y vont beaucoup plus facilement. » 

Au cours de l’été 2016, En avant toute(s) a fondé le premier chat en ligne entre jeunes et professionnels sur la question de la violence conjugale. « Il est déjà difficile pour les jeunes filles de décrocher le téléphone pour prendre un rendez-vous chez le gynécologue, alors imaginez pour composer le 3919 [la plateforme d’écoute pour les femmes victimes de violences]… poursuit la jeune femme. Il manque des outils qui répondent aux codes de communication des jeunes d’aujourd’hui. » 

Un avis que partage la slameuse Diariata N’Diaye, qui se produit dans les collèges et les lycées depuis une dizaine d’années. Dans les ateliers d’écriture qu’elle anime, trois jeunes sur quinze en moyenne confient pour la première fois avoir été victimes ou témoins de violences conjugales. Selon elle, « il y a une réelle urgence à s’adresser aux plus jeunes ». En janvier 2016, la jeune femme a lancé une application baptisée « App-Elles », compatible avec Android. (Elle recherche activement des mécènes pour l’adapter à iOS, le système d’exploitation d’Apple.) En cas d’agression, la victime presse l’un des trois boutons proposés par l’application. Le premier, « alerte agression », envoie un message d’alerte aux proches de la victime dont les numéros ont été préenregistrés dans l’application. Ces derniers reçoivent aussi la position GPS du téléphone ainsi qu’une photo prise automatiquement par l’appareil. L’opération se renouvelle d’elle-même toutes les 90 secondes, jusqu’à ce que l’alerte soit désactivée. Une deuxième touche, « écoute violence », permet à la victime de contacter les numéros nationaux, peu connus du grand public : le 3919, le 119 (service national d’accueil pour l’enfance en danger) et le 08Victimes. Une troisième touche, « information/association » – « la plus importante » selon Diariata N’Diaye – permet de s’informer auprès des associations locales : comment reconnaître les signes de violence ? Que faire lorsque l’on en est témoin ? Quelles sont les conséquences sur la santé ?

Si le développement de ces technologies offre de nouvelles aires d’exploration à celles et ceux qui défendent l’égalité des sexes, il ouvre aussi un nouveau terrain d’expression au sexisme. On entre alors dans le domaine de la cyberviolence et de ses déclinaisons : cyberharcèlement, slut-shaming (stigmatisation des femmes dont le comportement sexuel ou l’aspect physique sont jugés provocants), happy slapping (diffuser la vidéo d’une agression physique). Sur le web  comme ailleurs, le combat continue.  

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