Statue de femme aux mains liées

Tout le monde t’appelle aussitôt statue
et moi aussitôt je te donne le nom de femme.

Tu décores un jardin public.
De loin tu nous trompes.
On te croirait légèrement redressée
pour te souvenir d’un beau rêve,
et prenant ton élan pour le vivre.
De près le rêve se précise :
tes mains sont liées dans le dos
par une corde de marbre
et ta posture, c’est ta volonté
de trouver quelque chose qui t’aide
à fuir l’angoisse du prisonnier.
On t’a commandée ainsi au sculpteur :
prisonnière.
Tu ne peux
peser dans ta main ni la pluie
ni la moindre marguerite.
Tes mains sont liées.

Ce n’est pas seulement le marbre qui te garde
comme Argus. Si quelque chose allait changer
dans le parcours des marbres,
si les statues entraient en lutte
pour conquérir la liberté, l’égalité,
comme les esclaves,
les morts
et notre sentiment,
toi tu marcherais
dans cette cosmogonie des marbres
les mains toujours liées, prisonnière.

Tout le monde t’appelle aussitôt statue
et moi tout de suite je t’appelle femme.
Non pas du fait que le sculpteur
a confié une femme au marbre
et que tes hanches promettent
une fertilité de statue,
une belle récolte d’immobilité.
À cause de tes mains liées, que tu as
depuis que je te connais, tous ces siècles,
je t’appelle femme.

Je t’appelle femme
car tu es prisonnière.

 

Pendant longtemps, l’histoire littéraire ne retint pas le nom des poétesses. Elles furent, avant les troubadours, les auteurs des chansons d’aube, aux sources des littératures provençale, française et européenne. Ou comment l’amante maudit l’aube qui la sépare de l’amant, et qui la rapproche d’un époux trop souvent imposé. C’était au xiie siècle. Aujourd’hui, en Afghanistan, les femmes pashtounes chantent encore, dans de brefs poèmes appelés landay, leur oppression et leur insoumission. Et, dans les vers ci-dessus, Kikí Dimoulá reconnaît une femme à ses mains liées. L’œuvre de la poétesse grecque questionne le souvenir et les formes diverses que prend l’inexistence. Mais rien de métaphysique ici : même si les statues s’émancipaient de leur immobilité ontologique, les femmes, elles, resteraient prisonnières. Admirez l’art avec lequel l’auteur oppose son je à tout le monde, et communie par l’apostrophe au destin de la statue. C’est en questionnant les mots mêmes, et le choix des dénominations, que Dimoulá approche l’expérience de vivre. Et si, dans le poème Le Pluriel, l’amour est un substantif de « genre ni féminin ni masculin, / genre désarmé », elle nous y rappelle aussi combien la nuit, avec ses douleurs, demeure de genre féminin, dans sa langue comme dans la nôtre. 

 

 

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