Comment, dans une région où les guerres ethniques ont été historiquement rares, les revendications indépendantistes de l’après-guerre froide ont adopté une rhétorique « ethnique » et des formes violentes ? Comment l’explosion de revendications identitaires a débouché sur un usage particulièrement barbare de la violence (viols collectifs et systématiques, massacres de civils comme à Srebrenica en 1995 où 6 000 Bosniaques ont été tués par l’armée et des milices serbes) ? 

Le cas de la Bosnie est emblématique. La construction historique d’identités de combat, exclusives et belliqueuses, y est faite de procédures successives d’identification que l’on peut lire dans les recensements yougoslaves jusqu’en 1991, comme dans celui qui a été mené en 2013 en prévision des élections d’octobre 2014. On admet communément aujourd’hui que les Bosniens sont les habitants de la Bosnie-Herzégovine tandis que le terme « Bosniaque » désigne les citoyens musulmans de cette même région, mais cette distinction est en réalité récente et controversée.

Entre 1945 et 1980, le président Tito, à la fois Serbe et Slovène, se voulait l’emblème d’une identité yougoslave multiculturelle tout en jouant des rapports de force entre les sections locales (slovène, bosniaque, croate, etc.) du Parti communiste pour conserver son hégémonie. Les recensements de la population yougoslave distinguaient « citoyenneté » (yougoslave) et « nationalité » (celle d’une des républiques de la fédération ou d’un groupe linguistique, religieux, culturel) sur le modèle soviétique. Le système de représentation au sein de l’État et du PC, comme des administrations publiques ou entreprises publiques, faisait de la démographie et des migrations internes un enjeu clé de la politique, de l’économie et de la société yougoslave. 

La Bosnie, petite république prospère du centre de la ­Yougoslavie, n’avait jamais eu l’unité territoriale et culturelle de ses voisines serbe ou croate : ses leaders politiques ne sont pas parvenus à obtenir la reconnaissance des catégories « ­Bosniens » ou « Bosniaques » comme « nationalité » au même titre que les 5 grands groupes nationaux des recensements de 1948 et 1954 (Serbes, Croates, Slovènes, ­Macédoniens, Monténégrins) et 18 « nationalités » ou « minorité ethniques » (dont les Albanais, les Hongrois, les Roms, etc.). 

En somme, la mixité intrinsèque de la population habitant la République de Bosnie-Herzégovine minait le processus de revendication politique des leaders bosniens. L’État a cherché un compromis en créant successivement les catégories de « Serbes musulmans » ou « Croates musulmans » (1948), de « Yougoslaves indéterminés » (1953) puis de « Musulmans au sens ethnique » (1961), jusqu’à ce que le recensement de 1971 établisse que les « Musulmans » (catégorie ethnique) sont une des « nations » (et ce jusqu’en 1991). 

Ce tour de passe-passe administratif sème les graines des conflits des années 1990, mais ne rend pas compte de la réalité politique bosnienne. Tous les Bosniens ne sont pas musulmans et tous les musulmans ne vivent pas en Bosnie-Herzégovine… loin de là ! Mariages mixtes, athéisme, migrations : la société bosnienne est hétérogène, les identités de ses habitants plurielles et fluides, ce qui rend toujours plus complexe et plus politique l’autodéclaration de sa « nationalité » dans le cadre d’un recensement. 

Quelle étiquette choisir quand on est issu d’une famille qui mêle à la fois Croates, Serbes et Bosniaques, catholiques, orthodoxes et musulmans ? Le cas est fréquent en Bosnie, avant la guerre comme depuis. Pourquoi mentionner une identité qu’on ne ressent pas et qu’on n’estime pas pertinente pour se définir socialement ? La création de la catégorie « Musulman » assimile paradoxalement l’identité bosnienne à la religion d’une toute petite majorité de ses habitants : l’islam.  

En 1971, il y avait 3,7 millions d’habitants en Bosnie-Herzégovine et 1,7 million de Yougoslaves se déclarant « Musulmans ». En 1991, sur 23,5 millions de Yougoslaves, 4,3 habitent en Bosnie-Herzégovine et 2,3 millions de Yougoslaves se déclarent « Musulmans ». Quel est le sens politique de ces chiffres ? Les démographes nous apprennent que l’accroissement naturel n’explique pas l’augmentation de la population dite « musulmane » en Bosnie-Herzégovine. L’immigration, les campagnes de mobilisation et la politisation de la société expliquent en revanche qu’on se déclare plus facilement « Musulman » en 1991 qu’en 1971. 

Cette construction progressive d’identités exclusives est aussi illustrée par la très forte diminution, entre 1981 et 1991, du nombre de citoyens se déclarant « Yougoslaves », une catégorie « hors catégorie » qui attirait pourtant de plus en plus de répondants entre 1971 et 1981. Le rôle de certains meneurs bosniens, à l’instar de Franjo Tudjman pour la Croatie ou de Slobodan Milosevic pour la Serbie, est crucial. Ils ont attisé des « haines identitaires » pour alimenter le conflit politique qui opposait les dirigeants des différentes entités de la fédération, ce qui a abouti à la guerre au début des années 1990.

On retrouve aujourd’hui, dans les deux entités qui forment la Bosnie-Herzégovine (la République serbe de Bosnie à majorité serbe et la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine à majorité musulmane ou croate) le même débat autour de l’identification des citoyens à l’occasion du premier recensement mené depuis la guerre. Cette question est capitale pour les élections législatives et présidentielle d’octobre prochain. La Constitution issue des accords de Dayton est fondée sur la représentation proportionnelle des groupes constitutifs de la république (Bosniaques, Serbes, Croates) par opposition aux « autres », c’est-à-dire les Juifs, les Roms et tous ceux qui ne souhaitent pas déclarer d’identité ethnique, culturelle ou religieuse.

 La méthode du recensement choisie en 2013 devait laisser ouverte la possibilité de déclarer ou non son identité culturelle et religieuse. Mais la très dure campagne menée durant le recensement a mis en lumière le danger du système politique bosnien : les leaders religieux et les fabricants de haines identitaires ont repris comme en 1991 leur travail de mobilisation pour inciter les populations à se déclarer d’une « nationalité » ou d’une autre. La statistique ethnique influence les équilibres parlementaires et aussi la répartition des emplois publics et les réseaux de distribution de prébendes par une bureaucratie locale largement corrompue. Le système politique, économique et social tend donc à exclure les « autres », c’est-à-dire les groupes minoritaires ou ceux qui refusent d’être identifiés.

La constitution bosnienne, déclarée discriminatoire par la Cour européenne des droits de l’homme, tend ainsi à figer des identités pourtant fluides. Une constitution soucieuse de justice ne devrait-elle pas plutôt poser par principe le respect des identités culturelles quelles qu’elles soient, la représentation équitable des citoyens et des résidents permanents, l’égal ­accès aux ressources de l’État, au lieu d’atomiser le contrat social et de diviser la population ? Le véritable enjeu des élections de 2014 est une certaine idée de la justice. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !