D’où vous est venu le goût de la mer ? 

Cela a commencé comme pour beaucoup de petits enfants. Nous habitions en banlieue parisienne et nous allions passer les vacances au bord de la mer, rien que de plus classique. Nous traînions un dériveur sur une remorque derrière la voiture. Une fois arrivés à Lancieux, dans les Côtes-du-Nord – devenues aujourd’hui les Côtes-d’Armor, c’est bien plus chic –, on nous emmenait en bateau avec mes sœurs aînées. J’ai tout de suite accroché. Il y avait le mouvement, le vent. Quand on est enfant, tout passe par les émotions : ça bougeait, c’était joli, c’était l’aventure. Plus tard, cela nous permettait d’échapper aux parents en voguant jusqu’à l’île d’en face. Quand j’avais 10 ans, je me disais déjà que la mer, c’était ma vie. Bien sûr, plein d’enfants ont des rêves à cet âge : devenir astronaute, pompier, Mère Teresa. Mais moi, ça ne m’a pas quittée. Petit à petit, j’ai découvert des plaisirs intellectuels à la navigation et je me suis mise à réfléchir à un avenir maritime. J’ai regardé quelles études je pourrais faire et je me suis organisée pour y arriver. Il existait alors une seule prépa en France qui proposait une spécialisation sur la pêche, celle de l’Agro de Rennes. Diplômée de cette école, je suis donc devenue ingénieur agro-halieute. 

Cela ne faisait pas encore de vous une navigatrice.

Non, c’est pourquoi j’ai décidé, avec mon petit copain de l’époque, de construire un bateau de 10 m en acier pour pouvoir naviguer dessus. On a acheté un plan, des tôles, un poste à souder et on s’y est mis. J’ai toujours aimé bricoler. Nous nous étions installés à La Rochelle, dans un endroit extraordinaire qui s’appelle la Ville-en-Bois, entre le port des Minimes et le centre, d’anciens hangars qui avaient été réinvestis par de petits artisans et quantité de constructeurs amateurs. J’ai adoré cette période. Les projets foisonnaient, les gens se construisaient des bateaux en bois, en plastique, en ferraille, en béton, en aluminium.

Vous compareriez cette ambiance à celle d’un incubateur de start-up ?

Oui, mais avec un côté « bab », robes à fleurs et barbes longues. J’ai mis trois ans pour construire mon bateau, tout en travaillant. En 1985, j’ai pris une année sabbatique et je suis partie pour un tour de l’Atlantique : le long des côtes de l’Espagne et du Portugal, puis les Canaries, l’Afrique de l’Ouest, traversée vers le Brésil avec les alizés et retour par le nord en bordure de l’anticyclone, comme faisaient les vieux gréements. 

Après cette expérience, j’ai repris un boulot comme enseignante à l’École maritime, mais j’ai été saisie d’un sentiment terrible : je retrouvais les mêmes gens, aux mêmes endroits, qui disaient les mêmes choses. Imaginer que j’allais me laisser engluer de la sorte, pour moi ce n’était pas possible. Je me suis dit : et pourquoi pas un plan course ? Je ne pensais pas alors que cela allait constituer une grande partie de ma vie. J’ai choisi la Mini Transat en solitaire, aujourd’hui appelée Transat 6.50 parce qu’elle est réservée à des petits voiliers de 6,50 m. J’ai cassé ma tirelire, je suis allée chercher quelques sponsors. J’étais vraiment Miss Tartempion mais la Caisse d’épargne régionale a quand même misé un peu d’argent sur moi. Ce qui leur plaisait dans mon dossier, c’est que j’étais femme et ingénieur, ils trouvaient cela rassurant. Et il faut reconnaître qu’être une femme est plutôt un atout pour trouver des sponsors : une navigatrice, c’était et ça demeure exceptionnel.

Que vous a appris cette première course ?

Deux choses essentielles : j’adorais ça, et je réussissais bien. Cette transat se faisait vraiment avec les moyens du bord. Il n’y avait pas de GPS, pas de téléphone satellite, pas de radio à longue portée. Tout ce qu’on avait le droit d’avoir, c’était une radio à courte portée qui permettait seulement de communiquer avec les cargos qu’on apercevait pour leur demander s’ils avaient croisé d’autres petits bateaux comme nous. Le côté course me plaisait, le fait d’être toujours sur la brèche, de chercher des solutions. Et puis ça marchait : je suis arrivée troisième, j’étais sur le podium. Il n’y avait pas de raison d’arrêter. J’ai enchaîné avec la Solitaire du Figaro, deux années de suite, tout en travaillant. J’avais monté une formation à l’École maritime qui durait huit mois, les quatre mois suivants je naviguais.

Pourquoi avoir choisi la course en solitaire plutôt que par équipe ?

Ouvrez les yeux ! Toutes les femmes navigatrices que vous connaissez – Florence Arthaud, Catherine Chabaud, Isabelle Autissier – sont des solitaires, croyez-vous que ce soit un hasard ? Cela correspond bien sûr à notre culture de l’exploit, à notre côté d’Artagnan : les courses en solitaire sont une spécialité française, Éric Tabarly est notre héros. Mais le fait est que, pour une femme, il est extrêmement difficile d’être acceptée dans un équipage. Je l’ai vécu, comme les autres. Alors je ne demande rien à personne, je me débrouille et je pars. À la fin des années 1980, j’ai voulu revenir à un très vieux rêve de petite fille, faire le tour du monde, et pourquoi pas en course ? Si je n’essaie pas, je m’en voudrai toute ma vie, me suis-je dit. J’ai trouvé des sponsors, racheté un bateau d’occasion et, en 1989, j’étais sur la ligne de départ du BOC Challenge, un tour du monde en solo, en quatre étapes : Newport, Le Cap, Sydney, Punta del Este.

Qu’a signifié pour vous ce premier tour du monde ?

J’ai trouvé ça encore plus génial que génial. Pourtant j’ai démâté avant d’arriver en Australie, j’ai dû être secourue. Mais j’ai pu réparer et terminer en milieu de tableau, vers la dixième place. Je revois l’instant où, de retour dans la baie de Newport, je me suis dit : « Ça y est, j’ai fait mon tour du monde. Quoi que je fasse dans ma vie, cela me restera. » J’ai été portée par cette confiance qui s’est créée à ce moment-là. Se confronter à ses rêves, si ça ne marche pas, cela peut être un enjeu très violent dans une destinée. Mais lorsque ça fonctionne, lorsqu’on arrive au résultat, cela donne une force incroyable, d’avoir eu raison et de pouvoir se prouver que oui, c’est ça votre vie. Au total, j’ai réalisé quatre tours du monde, chacun correspondant à des défis : construire des bateaux, introduire des innovations.

Quelles innovations, par exemple ?

Il y a d’abord la quille pivotante. Normalement, la quille est rigide, fixée avec des boulons. J’ai eu l’idée de l’accrocher au fond du bateau, autour d’un axe, si bien qu’elle peut être basculée du côté d’où vient le vent, faire davantage contrepoids, et cela permet d’aller plus vite. Aujourd’hui, tous les bateaux de course sont équipés de ce système. La deuxième innovation, ou plutôt série d’innovations, résulte d’une analyse très précise des problèmes de sécurité qui se posent si un bateau se retourne. J’ai été la première à concevoir un hublot à l’arrière, une fenêtre qu’on peut pousser pour sortir d’un bateau retourné, alors que la porte est bloquée. Ça m’est arrivé au fin fond du Pacifique, et j’ai pu être récupérée par Giovanni Soldini. De même, les balises d’alerte situées sur le pont ne fonctionnent pas si le bateau est retourné, et les mettre à l’intérieur n’est pas une solution parce que les coques en fibre de carbone empêchent les ondes de passer. J’ai eu l’idée de dévisser le speedomètre pour visser la balise dessus et, de fait, ça a marché. C’est mon côté ingénieur ! Les bateaux actuels doivent obligatoirement disposer du hublot et du radeau de survie à l’arrière que j’ai été la première à employer.

Et vous, vous êtes passée à autre chose…

Au quatrième tour du monde, j’allais avoir 45 ans, je me suis dit que ce serait le dernier. Après ma vie d’ingénieur et de sportive, je me suis dirigée vers des activités scientifiques et culturelles. France Inter m’a ouvert son micro, puis j’ai commencé à écrire, j’ai donné des conférences. L’environnement est devenu une dimension très importante – les marins sont aux premières loges – et un engagement militant. Je dédie une journée par semaine au WWF français. Je navigue trois mois par an, en une fois, pour pouvoir aller loin, en Patagonie, en Antarctique. J’ai racheté un bateau d’expédition et j’emmène des gens qui ne sont pas forcément des marins, mais qui ont des projets de film, de livre, d’alpinisme. Depuis longtemps l’une de mes envies était de savourer la mer, de passer du temps dans des petits mouillages qui me plaisent.

Les apprentis navigateurs d’aujourd’hui viennent-ils vous consulter ?

Le monde de la course a beaucoup changé depuis quinze ans que je l’ai quitté. Quand j’ai commencé, le modèle était de naviguer, pas forcément de gagner sa vie. Nous étions propriétaires de nos bateaux, quitte à emprunter à la banque et gérer sa petite entreprise. Maintenant, les entreprises sponsors achètent des bateaux et cherchent ensuite des équipages, la logique s’est inversée. Les marins sont mieux payés mais ils n’ont plus le pouvoir. Ce sont des professionnels, avec des parcours de carrière. Ils sont meilleurs techniciens, le niveau a monté. Nous nous formions sur le tas, nous avions une vie avant et une vie après. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus carré, les navigateurs ont des entraînements, des préparateurs physiques. Nous, on buvait des bières ; eux, ce sont des athlètes. 

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

 

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