Longtemps, dans les débuts du 1, nous fûmes voisins de bureau avec Michel Rocard. On était avertis de sa présence par l’odeur de tabac qui s’échappait du couloir. Il ne nous refusait jamais une discussion, un entretien, un papier, lui qui passait ses journées à « gratter », comme il nous le disait de sa voix encore puissante et grave, entre deux terribles quintes de toux. Le cérémonial était simple et se répétait pour notre plus grande joie. On cognait à sa porte entrouverte. Il faisait signe d’entrer. Et c’est lui qui, l’œil pétillant par-dessus ses demi-lunes, demandait : « Vous avez cinq minutes que je vous raconte ? » 

Il désignait un fauteuil d’un index impérieux, on s’asseyait, et il racontait. C’est qu’il en avait à dire, Michel Rocard. Parfois son regard se perdait dans le lointain, un silence n’avait pas le temps de s’installer, aussitôt brisé par l’allumage d’une gauloise qui l’aidait à se souvenir. Et le récit reprenait. Qu’il évoque avec un grand luxe de détails la naissance de la social-démocratie, l’aventure des pôles – qu’il poursuivait par une évocation de la guerre froide – ou les faiblesses crasses de notre culture économique, celui qu’on appelait Tintin dans notre jeunesse nous enveloppait dans une histoire à tiroirs dont il tirait un fil puis un autre et encore un autre, à la manière d’un magicien à la manche emplie de colombes. Les siennes n’étaient pas blanches comme neige. Elles portaient les marques de ses combats. 

S’il parlait peu de sa relation avec Mitterrand – il refusait d’être réduit à ce duel souvent cruel –, il était intarissable sur l’Histoire avec un grand H. L’Histoire qui avait décidé du destin français. Alors renaissaient sous nos yeux les héros de la Révolution, les bâtisseurs, les commerçants du Moyen Âge, les navigateurs, les visionnaires d’ici et d’ailleurs, les protestants champions du capitalisme social. Il n’avait pas son pareil pour brosser de grandes fresques ornées d’économie, de littérature ou de philosophie, comme pour mieux éviter les commentaires vains de l’actualité politique. Pour autant, il n’était guère éloigné du monde d’aujourd’hui. Modestement, sans hausser le ton, il voyait ses idées gagner la gauche, même si c’était dans la douleur. Comme si la marche ratée de l’Élysée pour l’ancien chantre de l’autogestion avait fait perdre une génération à la social-démocratie à la française. 

Rocard le disait sans détour. Il était pour le marché, seul producteur efficace de richesse. Mais puisque le marché ne savait pas se réguler, il prônait toutes les régulations nécessaires pour en corriger les excès et les impasses dans le sens du bien commun. Ses idées n’étaient pas toujours partagées par les siens, comme celle d’une réduction massive du temps de travail. Mais il était un inlassable défricheur d’idées qu’il aimait puiser loin des cercles de pensée convenus. L’homme qui fut notre ami en même temps qu’un perpétuel inspirateur était un être d’une liberté farouche et tranquille à la fois, un homme de parole qui donnait envie d’agir. 

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