La France a mal à son économie. Chacun le sent, le sait ; l’évidence est écrasante. Elle n’est pas seule pourtant. C’est le monde entier qui est en malaise, sinon en crise. 

Mais la France aggrave son cas. Elle n’aime pas son économie, la maltraite et s’y prend mal. Le commerce n’est pas dans la génétique des peuples de France. Sur un millénaire et demi, au-delà des rois, ce sont les paysans, les soldats et les ingénieurs qui ont façonné ce sol et édifié les règles de vie qu’acceptent ses habitants. Les paysans, d’abord, avec leurs accompagnateurs nécessaires, notaires pour la terre, curés pour le ciel, et instituteurs pour les savoirs des hommes.

Après tout pourquoi pas ? Le commerce n’a pas de vertus particulières qui en fassent un meilleur support de civilisation. 

Mais cette situation de naissance – de départ ? – entraîne des conséquences que tantôt l’histoire et tantôt la géographie vont aggraver, produisant par là des catastrophes dont les souvenirs encore présents constituent autant de malédictions. 

 

Première malédiction. Pendant le demi-millénaire qui suit l’effondrement de l’Empire romain, l’humanité en Gaule comme ailleurs survit sur le mode de l’autosuffisance agricole locale. Les villae se protègent, n’échangent pas, et trouvent dans les animaux et les végétaux l’alimentation, le vêtement, le chauffage, l’énergie pour la traction et les déplacements. On ne sortira de cette longue misère que par l’échange, lequel ne devient possible que lorsque, grâce à des inventions comme le fer à cheval métallique, le collier de cheval rigide qui multiplie la force de traction par sept ou huit, les céréales hybrides (à commencer par le blé) ou encore les moulins à vent et à eau, la productivité permet de dégager d’énormes surplus. Il devient dès lors possible et souhaitable de les échanger.

Tout le monde vient à l’échange et c’est le décollage général – cela va s’appeler la Renaissance. Mais tout le monde vient à l’échange… par la voie d’eau. Fluviale d’abord : la plaine allemande, la Flandre, les Pays-Bas. Maritime presque en même temps : Venise et Gênes qui prennent le relais des Phéniciens en bout de course, puis les Portugais, l’Espagne, l’Angleterre, les Provinces-Unies – et les Scandinaves, toujours présents depuis l’époque des Vikings. La Ligue hanséatique coordonne le trafic fluvial et maritime et fait de la Baltique une seconde Méditerranée… Tout le monde par la voie d’eau, sauf la France moins bien dotée par la nature et qui ne pratique que la voie de terre. La voie d’eau n’est pas chère : un bateau, un quai au départ, un quai à l’arrivée. Il suffit des autorités commerciales municipales pour les faire et les gérer. 

La voie de terre, c’est tout autre chose. Il faut des routes, au coût pharaonique. La France sera la seule à se doter de corps d’ingénieurs d’État habitués à édifier routes, ponts et ouvrages d’art, partout, quel que soit le coût et sans aucun égard pour ce que l’on appellera plus tard leur rentabilité… L’habitude nous est restée ; elle est toujours là. 

Et puis l’homme est violent. La piraterie, la razzia sont des constantes de l’histoire humaine. Mais la piraterie maritime n’est pas à la portée de tout le monde ; elle n’est guère en état de résister à de puissantes flottes royales. Sur terre, c’est autre chose. Les attaques de diligences et de convois sont une constante multiséculaire… La France compte depuis bien des siècles beaucoup plus de policiers pour 10 000 habitants que tous les autres pays d’Europe, même l’Espagne sous Franco ! Nous avons gardé cette tradition-là aussi. Ce n’est pas que bénéfique et c’est coûteux, centralisateur et étatique. 

 

Deuxième malédiction. La France n’est pas née d’une communauté linguistique. Si le mot de culture évoque l’imbrication d’une langue et d’une façon de prier, la France est le regroupement par les armées de quarante rois successifs, autour de leurs terres de naissance, l’Île-de-France et le Val de Loire, d’au moins cinq cultures qu’elle a tuées : la Bretagne celtique, l’Occitanie cathare, l’Alsace luthérienne, la Corse catholique parlant corse, et pour partie la Flandre et le Pays basque. Il faut se souvenir de Charlemagne deux fois couronné empereur, la première fois à Aix-la-Chapelle, la seconde à Louvain, et là, interrompant son discours en latin pour dire : « Pardonnez-moi, seigneurs, d’en venir maintenant à ma langue maternelle, le bourguignon. »

Un ensemble aussi divers fut façonné et maintenu par la force. Partout ailleurs, les lois régissant la famille et l’héritage, la terre et l’échange, le commerce, ses équipements, et ses règles, étaient locales, donc adaptées. C’est le centre, en France, qui créa et maintint la nation, d’une main de fer – aussi bien les rois ou les empereurs que les républiques. Tout ce qui était local était centrifuge. Le Centre aurait pu comme ailleurs se limiter à défendre les frontières, à commander et équiper la police. Il voulut plus – chemins, postes, foires et marchés pour commencer. Pire quand le peuple, excédé, voulut se débarrasser de tous les archaïsmes nobiliaires, fonciers et corporatistes, il décida de n’être représenté qu’au centre, et d’y placer tous les pouvoirs. Il fallut unifier toutes les règles pour fonder famille, habiter, construire, échanger, hériter. Les infrastructures de la vie marchande se décidèrent à Paris. Quand il fut nécessaire que l’État s’occupât de transport, on considéra les troupes, la gendarmerie et la sécurité avant les marchandises. S’occupant de tout, Paris oublia la terre, la production, l’échange et l’acheminement, quitte à subventionner les handicapés de l’économie, fussent-ils paysans. Dans le mépris de la proximité nécessaire à l’animation de la vie marchande, le jacobinisme est le digne successeur de la dynastie des Bourbons. Napoléon aggrava tout. Nos républiques ne surent, ne purent, ni ne voulurent y déroger. L’économie vécut quasiment hors l’incitation et le soin de l’État en France. 

 

Troisième malédiction. Ce peuple avait l’habitude d’être maltraité par ses chefs : il avait la colère fréquente. Lorsque vint le capitalisme, qui ne commence point chez nous, son invraisemblable cruauté initiale se fit jour en France comme ailleurs. Mais un peu plus qu’ailleurs, des esprits déliés comme Villermé, Fourier, Proudhon, Leroux, Godin et autres compagnons, imprimeurs, artisans du faubourg Saint-Antoine rêvèrent, pensèrent, écrivirent. Coopératives, mutuelles, communautés, les premières formes du socialisme, selon le témoignage de Marx lui-même, naquirent là, en même temps que le mouvement et que le nom. Lorsqu’en 1870, les armées adverses ayant pénétré ses frontières, l’Empire, le centre, s’effondra, Paris se découvrit investi de la fonction de défense. La Commune, qui mêlait compagnons et artisans, y pourvut et du coup créa une cité sociale. Réfugié chez nos rois –  à Versailles –, l’abominable Thiers, concédant aux Prussiens tout ce qu’il fallait pour faire vite la paix – la moitié de la Lorraine qu’ils ne demandaient pas, des réparations même pas discutées –, abandonna tout ce qu’il put pour « s’occuper de la Commune ». Crime contre l’humanité : 25 000 tués et plusieurs milliers de forçats en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. En ces débuts du capitalisme, la classe ouvrière française est décapitée. Elle a perdu tout ce qu’elle comptait de lettrés. Il n’y eut plus personne pour négocier, écrire et signer des accords. Dans ces années 1820-1890, en Europe comme en Amérique du Nord, la bourgeoisie apprit la grande entreprise, la puissance, la fortune, le commerce mondial. Elle apprit aussi la résistance ouvrière, la grève, la négociation, le contrat, la convention collective. En France, le patronat avait tué tout interlocuteur. Il apprit à agir dans l’autoritarisme absolu et la terreur silencieuse, appuyé seulement sur la police. 

Les syndicats apparurent du coup quarante ans plus tard qu’ailleurs en Europe… quarante ans trop tard. Et lorsque enfin naquit la CGT, elle se voulut anarchiste et révolutionnaire. Elle condamna la négociation comme une trahison de classe, condamna surtout l’action parlementaire comme un piège de la bourgeoisie, délaissa le parti socialiste minuscule et affaibli. L’habitude se prit : tout ce qu’il était nécessaire de faire (hygiène, protection, statut social, règles de représentation) se fit par la loi, jamais par le contrat. Le patronat s’y complut ; l’État aussi, qui créa et forma les fonctionnaires nécessaires, et n’aime pas se laisser déborder. On y est toujours. La protection sociale, monument législatif né de la Résistance et par là devenu sacré, est quasi irréformable… La France ne connaît pas le dialogue social et le paie très cher.

 

Quatrième malédiction, géographique celle-là. Lorsque enfin la machine et les mines permirent le décollage, l’Angleterre, l’Allemagne, la Wallonie, la Suède et même le petit Luxembourg trouvèrent du premier coup les gigantesques gisements sur lesquels ils allaient asseoir plus d’un siècle de puissance. La France est le seul pays d’Europe où l’histoire minière est migratoire : le fer commença en Normandie pour finir en Lorraine, et le charbon en Provence pour finir dans le Nord… Trois générations de faillites, un capitalisme sans capital, habitué à mendier auprès de l’État. Et le chemin de fer n’arrangea rien : partout dans les plaines du Nord la population était assez dense pour qu’il fût immédiatement rentable ; en France jamais – il fallait là, en outre, contourner l’immense Massif central. L’État paya et imposa ses règles, sécuritaires avant d’être marchandes. L’équilibre de la SNCF relève du mythe de Sisyphe. 

 

Cinquième malédiction enfin, politique celle-ci. Dans ce désastre de disharmonie collective où le commerce ne jouait pas le rôle apaisant qu’on lui reconnaît ailleurs, nous eûmes en 1892 un ministre de l’Agriculture, président du Conseil, Jules Méline, qui fit de l’évidence d’alors la clé de sa politique : les paysans votaient bien et les ouvriers votaient mal. Il fallait donc s’en protéger, et éviter qu’ils se multiplient. Un tarif douanier vigoureusement protectionniste fut mis en place. Il subsista et nous asphyxia soixante ans : on n’en sortit en fait que par le traité de Rome. Au départ, France et Allemagne, deux populations comparables, produisaient aussi des volumes de richesse comparables. Pourtant à l’arrivée, milieu du xxe siècle, la France produisait 20 % de moins que l’Allemagne. 

Mais l’habitude était prise : pour régler les problèmes de compétitivité, on dévaluait tranquille derrière le mur douanier, à la demande du patronat le plus souvent… Souvenons-nous : l’ancêtre du MEDEF, le CNPF, fut hostile au traité de Rome ! 

Une anecdote au passage, qui n’est immense que rétrospectivement : deuils, tristesse et dommages de la Grande Guerre furent tels qu’en 1920, le parti socialiste de France, seul au monde à le faire, dans le désarroi généralisé, décida de se transformer en parti communiste. On en prit pour soixante-dix ans, pour un résultat politique strictement nul, sauf l’aggravation de tous nos blocages et de la paralysie de l’État, et bien sûr le refus du dialogue social, prétendument indigne de se substituer au sacramentel débat parlementaire républicain. 

Voilà de quoi est fait notre malheur, ou plutôt – la vraie crise étant mondiale – notre faible capacité à le soulager quelque peu. Ami lecteur, soyez doux à notre beau pays souffrant : essayez de n’en pas vouloir seulement au dernier gouvernant en place… Diluer les rancœurs les rend moins dommageables, car il faut bien vivre ensemble. 

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