Nous sommes dans une espèce de trou noir. Le plus inquiétant, c’est l’absence de sortie visible. Pour comprendre le blocage, il faut remonter loin. En 1895, le Congrès de la fédération des bourses du travail donne naissance à la Confédération générale du travail. La doctrine de la CGT, c’est l’anarchisme, la révolution. Aux yeux de ses leaders, il est très dangereux de vouloir négocier avec les patrons. Le mot d’ordre ? Interdiction de la collaboration de classe, de la coopération. Le résultat est terrible. En 1905, quand est enfin créé, cinquante ans après son homologue allemand, le parti socialiste français – la SFIO –, la CGT répond par un acte de divorce : la charte d’Amiens. Elle rappelle à tous les ouvriers que s’ils vont se noyer dans cette trahison qu’est la collaboration de classe, ils perdront tout. Cette condamnation morale fait que jamais le parti socialiste français ne va grandir. La totalité de la protection sociale des travailleurs devra donc être arrachée par la loi. Cette symbolique reste au cœur du monde ouvrier. Dès qu’on sort quelque chose du domaine de la loi, la peur ressurgit. Nous y sommes toujours.

La CGT, née très puissante avec près de 1,5 million de membres, ne négocie rien. Elle ne prend pas place dans une dynamique de création de droits ou de protections. L’expérience du Front populaire n’y change rien. Si elle signe les accords de Matignon, cet épisode n’est porteur d’aucune méthodologie de la négociation, ni d’aucune extension de son champ au-delà de la paye. La CGT n’a qu’une attitude protestataire.

Passons un siècle d’histoire. La centrale ouvrière reste dans sa tradition de refus de la négociation, ce qui la réduit au rang de deuxième syndicat de France et l’affaiblit puissamment. Après la succession de Louis Viannet en 1999, on s’est dit au PC – la vraie direction du syndicat – qu’il fallait laisser se développer une nouvelle expérience avec Bernard Thibault. Ancien membre du Parti, formidable syndicaliste, novateur, plein d’idées, il est capable de conclure de bons accords. Son mandat est clair : mettre la proposition et la négociation à l’ordre du jour de la CGT. Mais le malheureux se heurte en 2009, avant la fin de son temps, à la résistance excessive d’une grande partie de l’appareil. L’orthodoxie restait la défense du patrimoine traditionnel : gueuler, protester, refuser, tout casser, ne jamais négocier, exiger la satisfaction des revendications par la loi. 

À présent, il faut voir cette évidence : toute la CGT est veuve de chef, orpheline, en perte d’identité. Elle sent un formidable besoin de se ressourcer en même temps qu’elle a une peur panique de voir disparaître son outil de combat traditionnel : la demande de lois sur les protections et les procédures. Dans les raffineries ou les chemins de fer, elle veut retrouver sa réputation, son autorité, sa dignité. Pour ce faire, elle s’appuie sur une combativité démonstrative, seule légitime dans le discours public comme dans le discours journalistique. La presse est un amplificateur formidable. Elle tire son « plaisir » de la violence. C’est une occasion de vendre des journaux, de faire de l’audience. Voilà où l’on en est. Si Philippe Martinez, son secrétaire général, se mettait à négocier, la CGT dirait qu’il a trahi. Nous n’avons plus de syndicats qui fassent autorité. On aboutit à l’illégitimité de la représentation populaire élue. Plus personne ne croit à rien de ce que disent les gouvernants. 

 

Propos recueillis par E.F.

Paru dans le no 109 du 1, 1er juin 2016

 

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