En octobre 1968, la couverture d’Hara-Kiri, ancêtre de Charlie Hebdo, montrait un jeune homme barbu embrassant sur la bouche un policier casqué et titrait : « Étudiants-CRS : la grande réconciliation d’octobre ». Les étudiants ne furent cependant pas les protagonistes des heurts les plus violents au cours du printemps 1968. La répression à leur encontre fut bien moindre qu’envers les travailleurs en grève : deux ouvriers ont été tués à Sochaux en juin.

Les manifestations sont régulièrement le théâtre d’affrontements entre des citoyens et la police chargée de les protéger, à laquelle les États modernes délèguent le monopole de l’usage légitime de la force physique. Le recours à l’histoire est nécessaire pour appréhender ce paradoxe. Comment comprendre, sinon, que la très forte popularité de la police dans la France de 2016 n’entre pas en contradiction avec celle du mouvement social d’opposition à la réforme du Code du travail ?

Traditionnellement chargée de maintenir et rétablir l’ordre, l’armée le faisait sans modération (pensons au récit d’Émile Zola dans Germinal). C’est depuis les années 1880 que les gardiens de la paix, policiers urbains en uniforme, ont aussi eu à s’en occuper. Ils s’en sont acquittés parfois avec doigté, mais souvent sans ménagement. Aux lendemains de la Grande Guerre, alors que le pouvoir avait de plus en plus de difficultés à faire donner la troupe lors de troubles, la gendarmerie a créé les premières unités mobiles spécialisées, la garde mobile (devenue plus tard la gendarmerie mobile). Puis c’est dans le climat agité de la Libération que le gouvernement provisoire a instauré au sein de la police les compagnies républicaines de sécurité (CRS), qui peuvent, elles aussi, intervenir sur tout le territoire. Pendant les années de la guerre d’Algérie, ces forces mobiles ont manifesté leur loyauté aux autorités politiques et joué un rôle modérateur.

À l’été 1962, lorsque se termine la guerre d’Algérie, le souvenir des manifestations récentes en métropole est celui de violences meurtrières, notamment, à Paris, des dizaines de morts algériens de la nuit du 17 octobre 1961 et des neuf manifestants tués à la station de métro Charonne au mois de février 1962. Les années suivantes sont celles d’un tournant modérateur de la pratique du maintien de l’ordre. Tout est fait pour empêcher les corps-à-corps : le principe de s’attaquer aux sens et non aux corps s’impose (d’où l’usage plus intense du gaz lacrymogène ou du camion pompe).

La période de la crise économique, à partir de la fin des années 1970, a vu de sensibles modifications dans ce domaine. Certes, ceux qui se faisaient appeler « autonomes » continuèrent quelque temps la tradition soixante-huitarde des échauffourées. Mais la destruction de pans entiers de l’industrie française modifia la donne. Elle fut à l’origine de manifestations plus dures, comme à Denain en 1979, lorsque le commissariat fut attaqué et qu’on évacua, à l’issue d’une nuit de siège, vingt-sept policiers blessés (dont sept par balle). Ces violences, dont celles commises à Paris en mars 1979 pendant la marche nationale des métallurgistes constituèrent le point d’orgue, n’interrompirent que provisoirement le processus de déclin de la grève violente que l’historien américain Charles Tilly avait mis en évidence sur le temps long.

La mort à Paris du jeune Malik Oussekine sous les coups de matraque un soir de manifestation provoqua en 1986 une crise politique et le retrait d’un projet de réforme du système éducatif. Cette tragédie modifia sérieusement le principe du maintien de l’ordre, en imposant l’objectif parfois irréaliste de « zéro blessé ». Cela explique l’impression que les forces de l’ordre laissent commettre des exactions alors qu’elles font la part du feu entre vitrines cassées et risques encourus par ceux qui les cassent, par les manifestants ou par les passants. Cette tactique a montré ses limites quelques années plus tard : à l’occasion des grèves de lycéens, en particulier après 1998, on vit surgir des groupes qui en profitaient pour attaquer violemment les jeunes manifestants incapables de se défendre. Le magistrat Didier Peyrat insistait alors pour que soit utilisé non le mot de « casseurs » mais celui de « cogneurs ». La parade n’a été trouvée qu’en 2006 avec l’intervention de forts contingents de policiers en civil.

Les massacres commis durant des opérations de maintien de l’ordre à Paris, pendant la guerre d’Algérie mais déjà lors de l’émeute du 6 février 1934 où 15 manifestants furent tués, sont le fait des policiers urbains. C’est aussi le cas des meurtres de 1986, et les films tournés en 2016 montrent également un comportement moins retenu de la part de certains agents locaux. Si les conditions d’engagement peuvent l’expliquer, puisque les unités mobiles interviennent plus communément en formation constituée, donc dans un cadre moins stressant, la quasi-absence de formation au maintien de l’ordre des gardiens de la paix a longtemps été mise en avant. Cela n’est plus vrai pour les unités locales spécialisées dans ces tâches, mais le rapport à l’espace joue sans doute. Au demeurant, il entre aussi en compte dans le comportement des manifestants : c’est sur leur propre territoire, le cadre de leur travail quotidien et celui dans lequel ils vivent, qu’agissent les policiers des commissariats et compagnies ou sections d’intervention.

Aussi surprenant que cela puisse paraître aux témoins et aux acteurs des affrontements du printemps 2016, la violence en manifestation (objectivement évaluable par le bilan des blessures et des décès) ne cesse de décroître, quand bien même les risques demeurent réels. Cela tient en partie au matériel, aux tactiques de maintien de l’ordre, sans cesse analysées et revues par leurs praticiens, et aux protections individuelles toujours plus efficaces des policiers et gendarmes. Cela vient également du recul de la brutalité au sein d’une population dont la plupart des générations n’ont connu la guerre que de façon marginale. Ce n’était pas le cas en 1968, quand plus d’un tiers des ouvriers pris en charge à l’hôpital après les affrontements à l’usine Peugeot de Sochaux avaient fait leur service militaire pendant la guerre d’Algérie. Surtout, nous sommes devenus moins habitués et plus intolérants à la violence, quelle que soit sa forme.

Le 7 avril 2008, il était prévu que la flamme olympique des Jeux de Pékin traverse Paris. De manière informelle, des Parisiens se sont rassemblés tout au long du parcours pour manifester leur opposition à la politique chinoise. S’ils sont parvenus à obliger les autorités à interrompre cette cérémonie, c’est parce que le service d’ordre, pourtant conséquent, a été débordé. Les agents, peu motivés pour défendre l’opération de communication d’une dictature, n’ont pas manifesté le moindre zèle. Car l’usage légitime de la violence physique doit paraître légitime également à ceux qui l’exercent. C’est une des raisons pour lesquelles c’est face à des ouvriers qui luttent pour garder leur emploi que gendarmes et policiers sont le moins à l’aise. En cela aussi, il n’est pas indifférent qu’ils soient d’abord des citoyens. 

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