Une chose frappe sur les vidéos des récentes manifestations (outre l’apparition d’un photoreportage ubérisé), c’est de voir souvent policiers et manifestants intriqués comme dans une bagarre « normale ».

Loin de crier à la provocation policière, j’y vois le symptôme de la confusion régnante en matière de maintien de l’ordre.

Le dogme en vigueur en la matière reste en effet le principe wébérien que l’État dispose du « monopole de la violence légitime ». 

Ce dogme ne vaut plus du tout.

Il ne vaut plus du point de vue judiciaire dès lors que les juges ne cessent de prendre en compte la proportionnalité des actions des uns et des autres et que l’on encadre la « légitime défense » des forces de l’ordre jusqu’à n’en faire qu’un slogan.

Il vaut encore moins dans les faits : depuis des dizaines d’années, des manifestations violentes se déroulent impunément. Plus encore, il existe des zones de non-droit officielles, comme les fameuses ZAD (« zones à défendre ») de Notre-Dame-des-Landes et de Sivens.

On a assisté, au fil du temps (il faudrait remonter jusqu’à la mort de Malik Oussekine en décembre 1986), à une progressive délégitimation de la violence légale.

Pour plusieurs raisons. 

Il y a, bien sûr, les progrès techniques permettant une administration soft de la violence. Les militaires ou gendarmes mobiles avec leurs fusils ont cédé la place à des guerriers ninjas équipés d’armes non létales. Les automitrailleuses ont été remplacées par des canons à eau.

Ce progrès technique marche main dans la main avec la « civilisation de la violence » : la répression n’est plus « tout ou rien » mais préventive, dissuasive et graduée. Il ne faut surtout pas tuer et le moindre blessé est un martyr de la brutalité policière. Qu’on songe, par comparaison, aux morts du 1er mai 1891 à Fourmies ou du métro Charonne le 8 février 1962 (j’omets pudiquement les 19 morts kanaks d’Ouvéa en 1988, la civilisation de la violence ne valant pas pour nos colonies...).

À beaucoup d’égards, il y a là un progrès vers moins de violence qui s’accorde avec notre conception d’une démocratie pacifiée mais riche de ses confrontations et de ses débats.

Sauf que ce progrès s’accompagne de la banalisation de comportements illégaux. Il n’y a plus de frontière claire entre ordre et désordre, mais une continuelle négociation.

Passe encore que le sacro-saint droit de manifester, qui – il vaut la peine de le rappeler – est un droit de manifester ses opinions, se transforme en droit à couper les circulations routières ou ferroviaires, ou en droit à perturber la vie privée de ministres. Passe encore que le droit de grève se transforme en droit de séquestrer les cadres. Les choses sont déjà plus graves lorsque le droit de manifester devient un droit de casser commerces, mobilier urbain, véhicules – et policiers. 

Le plus grave, ce ne sont pourtant pas ces dégâts mais leur effet destructeur sur la communauté politique. On en vient en effet à un « désordre à la carte » qui est l’envers de l’État-guichet qui distribue ses prestations aux citoyens en fonction de leurs plaintes particulières. Il y a d’un côté ceux qui doivent subir l’état d’urgence (les Français d’origine immigrée) et d’un autre ceux qui n’y sont pas astreints (les zadistes écologistes, les cégétistes, les ados bobos radicaux qui jettent leur gourme). Le « à chacun selon sa plainte » devient un « à chacun selon sa violence ». Résultat : tout est « à la carte » et il n’y a plus de communauté.  

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