ÉPINAL. Une pluie glacée s’abat sur la cour de l’école primaire. Le professeur de judo tente de mettre en rang ses élèves pour les conduire au dojo. Les enfants se crient dessus et se bourrent de coups de poing. Il est 14 heures, c’est le moment de la transition : les éducateurs sportifs prennent le relais des enseignants. Le reste de la journée aura lieu sur le tatami, entre prises de combat et leçons de citoyenneté. 

À Épinal, le sport est une affaire sérieuse. Véritable laboratoire de l’aménagement des rythmes scolaires, le chef-lieu du département des Vosges a longtemps fait figure de pionnier en matière d’éducation par le sport. L’histoire commence il y a près de trente ans avec Philippe Séguin, député des Vosges et maire d’Épinal. Figure emblématique du gaullisme social, cet ancien ministre des Affaires sociales et de l’Emploi est aussi un amoureux du sport, et plus particulièrement du football, dans lequel il voit un outil d’éducation et d’intégration efficace. C’est d’ailleurs grâce à ses connaissances pointues en matière de ballon rond qu’il se fait remarquer dans la sphère publique en 1973. Jeune chargé de mission à l’Élysée, il rédige un rapport dont les recommandations influencent encore l’organisation du football professionnel français. Mais son plus bel accomplissement dans ce domaine reste la manière dont il a transformé sa ville, Épinal, en hissant le sport au même rang que la culture.

En 1989, le ministère de l’Éducation nationale fait part de son désir d’étudier comment mieux accorder les rythmes scolaires au rythme biologique de l’enfant. Philippe Séguin, qui y voit l’occasion de faire d’Épinal une ville expérimentale, saisit cette opportunité. Son idée : rendre les équipements et les activités sportives accessibles gratuitement à tous les jeunes Spinaliens afin de créer de la cohésion sociale et de l’énergie dans une région minée par la fermeture de ses usines. « Faire du sport, c’est déjà se mettre en mouvement, c’est créer un dynamisme », explique Stéphane Viry, ancien protégé de Philippe Séguin et désormais délégué à la prévention, l’intégration citoyenne et la lutte contre les exclusions à la mairie d’Épinal.

Des écoles acceptent de se prêter au jeu. En raccourcissant les grandes vacances de trois semaines par an et en allégeant les journées de classe, elles chamboulent le calendrier de leurs élèves qui profitent ainsi de quatre après-midi par semaine pour découvrir des activités sportives, culturelles et scientifiques. La ville finance alors des gymnases, des terrains de foot, une piscine olympique et une patinoire, et recrute massivement des éducateurs. 

Mais, en 2008, la loi Darcos vient bouleverser l’emploi du temps des élèves. La ville-laboratoire doit de nouveau s’aligner sur le calendrier scolaire national et l’expérience pilote, dite ATE – aménagement du temps de l’enfant –, est réduite à deux demi-journées par semaine. Cinq ans plus tard, c’est une nouvelle réforme initiée par Vincent Peillon qui vient porter un coup fatal au système spinalien : bien qu’assouplie par Benoît Hamon, elle contraint Épinal à ne plus consacrer qu’une seule demi-journée aux activités extrascolaires. « L’avantage est que, désormais, la totalité des 28 écoles de la ville participent aux ATE », explique Frédérique Vallaud, qui chapeaute les coordinateurs sur l’ensemble de la ville.

Aujourd’hui, à l’échelle d’Épinal, les ATE touchent 2 770 élèves et mobilisent 120 encadrants, dont la moitié sont des employés de la ville. Le prix à payer pour offrir à tous les enfants la chance de bénéficier du programme s’élevait à 1 113 808 euros en 2015, dont 408 474 euros couverts par la caisse d’allocations familiales. « Cette stratégie est un réel engagement, explique Stéphane Viry. Ici, 40 % des habitations sont des logements sociaux et la moitié des Spinaliens ne paient pas d’impôt sur le revenu. Nous avons une obligation de résultat. » 

Les bienfaits des ATE spinaliens n’ont jamais fait l’objet d’une réelle évaluation de la part de l’État, mais Épinal continue de croire en l’héritage de son ancien maire. Malgré les contraintes, elle poursuit sa réflexion. Il y a quatre mois, la municipalité a lancé un nouveau programme pilote au sein des quartiers les plus sensibles. « Chaque semaine, au cours d’une journée, on sensibilise les élèves sur un thème, à petites doses », explique Alexandre Bigoni, ancien éducateur en charge du projet. Une sorte d’acupuncture éducative censée leur inculquer les bases de la citoyenneté, de la mixité et de l’intégration. Pour le moment, le programme est testé lors des activités extrascolaires, mais il sera bientôt étendu aux heures de garderie et de pause-déjeuner. 

Cette semaine, les éducateurs sont tenus d’aborder la question de l’hygiène corporelle et de la santé. « Qu’est-ce qui se passe si on ne se lave pas avant le combat ? Ou quand on ne change pas ses chaussettes ? » demande Damien Geiger, le professeur de judo, aux gamins regroupés sur le tatami kaki. « Ça pue et c’est dégueulasse ! » s’indigne une fillette, bien consciente qu’en heure d’ATE elle n’a plus à surveiller son langage. Un garçon raconte : «  Je connais un copain, il se lave une fois par mois. »

Pour Sakima Benchabane, coordinatrice en ATE, ces moments d’échange vont au-delà de la simple discussion. « Ceux qui vous parlent de leurs copains font souvent référence à leur propre histoire. Ces débats, en dehors du temps scolaire, permettent de mettre sur le tapis des problèmes susceptibles de créer des tensions entre eux. » Cette ancienne animatrice travaille au contact des enfants du quartier depuis vingt-quatre ans. Elle a connu les débuts de l’expérimentation. « Avant, on apprenait la citoyenneté à la maison et on la mettait en pratique dans le sport, dit-elle. Aujourd’hui, il faut greffer ces valeurs aux activités sportives. C’est bien que l’on a perdu quelque chose. »

Stéphane Viry veut être clair : « On ne cherche pas à améliorer les résultats scolaires des enfants ou à faire d’eux des athlètes olympiques, nous n’en avons pas les moyens. On veut leur donner des réflexes culturels, leur faire aimer l’école, qu’ils apprennent à vivre ensemble et qu’ils aient confiance en eux. » Une manière efficace, aussi, de contenir la délinquance dans les quartiers défavorisés. « Le centre social s’est fait cambrioler une fois en dix ans ; globalement, il y a peu d’agressivité, confirme Karim Mechid, animateur socioculturel. La seule évolution que j’ai pu observer est un rajeunissement des auteurs de faits délictueux. Avant, on volait à 17 ans et maintenant on commence à 10. »

Dans la cour de récréation, un élève hèle le directeur : « Hé ! C’est toi qui fais l’étude ce soir ? » Pascal Lamboley demande au garçon de repasser au vouvoiement. Entre les règles strictes de l’école et celles, plus souples, des activités municipales, certains enfants ne font plus tout à fait la différence… 

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