La souffrance de l’être aux prises avec l’imperfection, pire : le sentiment d’une inadéquation avec son corps… le corps prison. Le « destin » – appelons cela comme ça – a voulu que je n’en finisse pas de le côtoyer. Une tâche qui commença, entre autres, avec les anorexiques et les boulimiques qui font de leur corps un acte de rébellion. 

Plus tard en abordant le sujet de la chirurgie esthétique, j’ai pu décliner les infinies variations de ce fameux désaccord, de cette singulière fâcherie âme/corps. Je croyais le voyage fini ! Non ! C’est à ce moment qu’un certain docteur P., chirurgien plasticien éclairé, me proposa de rencontrer un de ses patients, un homme d’une cinquantaine d’années, sur lequel il avait – ô étrangeté – pratiqué l’ablation des seins… 

Je crois aux rencontres, à leur évidence symbolique. 

Cet homme que j’appellerais XY avant de le nommer Paul, je devais le croiser un jour. Il avait à me dire. J’avais à l’entendre. Il clôturerait le récit de mon voyage (Corps sur mesure) par un dernier chapitre intitulé « La chute de l’ange »…

Un ange, Paul ? Oui, en un sens. 

N’est-ce pas ainsi que la mythologie, depuis Platon et son Banquet, définit l’hermaphrodisme ? Un être de la complétude, à la fois homme et femme, donc parfait, sans autre désir que de jouir de soi-même. 

Mais la réalité de l’hermaphrodisme, qu’on -appelle aujourd’hui l’intersexuation, est, hélas, tout autre : cet être parfait n’existe pas. C’est ce que Paul va me révéler à travers son histoire qui deviendra roman : La Tête en bas.

Né en apparence fille, Paul n’a pas trois ans qu’il se rêve déjà garçon. Et lorsqu’à la pré-puberté, la masculinité « entre » dans son corps, son désir de devenir homme semble exaucé. Un rêve vite contrarié par un traitement hormonal, décidé par la mère et son médecin.

Des seins de femme apparaissent. Ces seins, il les vomit. Il les vivra comme une défiguration. À deux dans un même corps, deux inconciliables. C’est l’anarchie.
Le jardin fou du corps.

Quand les parents comprennent enfin l’étrangeté de leur fils, ils demandent à l’enfant, au moment de la soupe du soir, de choisir son sexe. Il choisit, mais c’est trop tard : l’imbroglio, le sens dessus dessous sont les plus forts. Paul « tombe » dans vingt années de psychose dont il émergera, jamais tout à fait guéri, à la cinquantaine, l’exauçant enfin, son désir, cette ablation des seins honnis, cette marque maudite de la féminité.

L’intersexualité n’est certes pas la transsexualité.

Les transsexuels sont définis par un sexe spécifique avant qu’un désir irrépressible s’impose d’en convoiter un autre, plus ou moins précocement, plus ou moins inconsciemment. « L’autre » en soi est un fantasme. Cependant ils ont beaucoup en commun.

Grâce à Paul, à notre complicité, à notre échange ininterrompu, encore aujourd’hui, mais surtout grâce au relais, là encore, de la littérature qui a sa part de vérité, de voyance – n’est-ce pas à cela d’ailleurs qu’elle sert ? –, grâce donc à cette -approche privilégiée et empathique, j’ai un peu mieux saisi, je crois, le transsexualisme et les affres auxquelles il conduit celles et ceux qui l’éprouvent dans leur chair et leur âme.

Vivre la transsexualité c’est parcourir tant d’épreuves successives, surmonter tant d’obstacles ! Une bataille avec soi-même, avec les proches et la société qui peut durer une vie entière et qui, pour ce qui me concerne, force le respect.

Car pour gagner, si je puis dire, il faudra passer par la solitude d’un secret qui ne se partage pas, ou si peu, très tôt, si tôt dans l’enfance parfois que le cœur se serre d’y penser…

Il faudra le subterfuge, et le mensonge, et le jeu de rôle déshonorant, et le faire-semblant infâme, et la sanction sans appel du miroir, et l’attente exaspérée d’une métamorphose qui ne vient pas assez vite, ou qui, trop vite venue, donne le vertige jusqu’au basculement. Feindre, en un mot, la normalité, quand rien n’est normal. Et pour finir, livrer son corps au médical, à son cortège de traitements, jusqu’au scalpel s’il le faut, afin d’obliger la nature à faire ce qu’elle n’a pas su faire elle-même, la contraindre à reconnaître qu’elle s’est trompée, la forcer à libérer l’âme prisonnière au nom du désir,
le désir tout-puissant. Enfin.

Alors, alors seulement, viendra la renaissance. La re-naissance. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : renaître, revivre son propre enfantement, sa propre mise au monde, sans père ni mère, sans sage-femme, sans les bravos de la fête, la tête la première, « la tête en bas » comme pour Paul, dans la bonne position, pour venir au jour enfin correctement, âme et corps réconciliés. S’autocréer en quelque sorte.

La transsexualité exige ce « trans », cette traversée, exaltante parfois, périlleuse toujours. En accomplissant ce passage d’ici à là, de ce sexe-ci à ce sexe-là, en traversant le gué des convenances et de la dite normalité, il y a, bien sûr, transgression.

Pour nous autres, tranquillement, confortablement sexués, cette infraction fondamentale, cet outrage au réel, est difficile à concevoir mais nous contraint à nous interroger, en miroir, malgré nous, sur les limites troubles, fluctuantes de l’identité sexuelle. 

Et s’il y avait un « autre » dérangeant, en chacun de nous ? Freud ne parle-t-il pas d’hermaphrodisme psychique ? Ce que Bachelard nomme, si poétiquement, « animus et anima »…

Je ne peux m’empêcher de penser que si le transsexualisme heurte autant la raison, c’est peut-être que ce fameux mythe de l’être entier, la nostalgie d’une unité brisée, d’un être androgyne que nous aurions été, nous habite encore et toujours. Les cas extrêmes, ceux que l’on nomme les « déviants » de toutes sortes, sont là pour nous le rappeler.

Paul me l’a dit un jour : « L’identité est un boitement. » 

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