Pendant cinquante-six ans, Émilie a été un homme, un mari, un père. Depuis un an, elle a arrêté de jouer ce rôle pour être la femme qu’elle pense être à l’intérieur depuis l’enfance. Voici son histoire.

Je suis né sur la table de la salle à manger, le 24 mai 1957 à Recques-sur-Hem, un petit ­village du Pas-de-Calais. Je suis fils d’agriculteurs, le deuxième enfant de la ­famille, entre ma sœur aînée et mon frère. C’est l’époque où l’on vit de ce qu’on a, dans un monde agricole où le tracteur n’a pas encore remplacé le cheval. Mes parents ne sont pas du genre à faire des câlins, nos rapports sont distants. Ma mère n’a pas dû avoir une vie facile. Elle se marie car il vaut mieux ça que d’être vieille fille. Elle est autoritaire, et encore le mot est faible. Un caractère de cochon, qui porte la culotte. Mon père, lui, est une force de la nature et un être faible. Cent trente kilos de muscles. Il ne peut même pas mettre de chemises. Sinon elles craquent.

Petit, ça ne m’intéresse pas de jouer aux cow-boys et aux indiens. Je reste à la maison, des journées entières à jouer dans un coin. Sans embêter le monde, ni faire de bruit. J’aime lire, coudre, tricoter. Ma mère m’apprend, sans poser de questions puisque je fais aussi du bricolage. 

À cette époque, dans les campagnes, les filles et les garçons s’habillent pareil, c’est la règle. Mes vêtements sont ceux de ma sœur, que ma mère retape et déféminise un petit peu. Mais ma sœur les a mis. Ma sœur est une fille. Je mets des vêtements de fille. Je suis content. 

J’ai des cheveux blonds, bouclés, jusqu’aux hanches, une cascade. À 6 ans, il faut entrer à l’école, être un petit garçon modèle et couper mes cheveux. Quand les ciseaux s’attaquent à ma crinière, je fais une syncope. C’est le début du traumatisme. « Il faut être comme ça. » 

Le jour de l’entrée en primaire, je quitte donc les vêtements de fille pour un petit costume marin, des souliers vernis et une coupe droite. Je me sens dans le coma, en mode « off » et me consacre à être le premier en classe. Au CP, je fais le boulot de CE2. Ça continue ainsi au collège et au lycée. Je suis premier au certificat de la région, j’ai 18 au bac. Je fais déjà ce que je vais faire toute ma vie : bosser pour oublier. 

J’ai toujours le sentiment d’être l’enfant différent, étranger à mon propre monde. Avec ma sœur et mon frère, nous n’avons rien en commun. Pour eux, il n’y a qu’une seule chose au monde : la ferme. Ils ne veulent jamais la quitter, rêvent de la reprendre. Dans l’esprit familial, je dois aussi y travailler. Pour moi, c’est une vie de misère. Je ne rêve que d’une seule chose : partir d’ici. 

Je veux sans cesse aller en vacances chez mon parrain et mon tonton, dehors, ­ailleurs, voir ce qu’il se passe. Mon ­parrain est ingénieur aux mines de Lorraine et mon oncle, instituteur. Ils habitent la ville. Quand j’y vais, c’est l’expédition du siècle. Je me fixe comme objectif de réussir aussi bien que mon parrain, de faire les mêmes écoles que lui. Parce que c’est quelqu’un d’important quand il vient. Qui écoute aussi. 

À la fin du CM2, j’ai 9 ans. Je remplis moi-même le dossier pour partir en pension. Les week-ends, je m’arrange toujours pour être collé et rester à l’internat.

Au collège, je fais un mètre vingt-cinq et vingt-cinq kilos. Je suis toujours malade. On me surnomme le « crevard ». La délicatesse de l’époque. Dans la cour d’école, je suis le vilain petit canard. Mon corps ne me convient pas, alors je n’en ai rien à foutre, je n’en prends pas soin. L’année de la sixième, je fais dix, onze angines. Je dois rentrer chez moi, à la ferme, très souvent. On me donne un traitement fortifiant, puis d’autres cachets. Explosion totale : je deviens costaud, prends trente centimètres dans l’année, cinq pointures de godasses. Mais ce n’est toujours pas mon corps.

Pour mes premiers plaisirs solitaires, j’essaie surtout de reproduire ce que les autres garçons me racontent, sans grand résultat. Les érections incontrôlables me dérangent énormément. Jeune, je ne suis excité ni par les femmes, ni par les hommes. Vu que je ne suis pas dans le bon monde ni le bon corps, je ne regarde pas les gens. Je n’ai pas d’amis, juste des copines. À l’internat, je pars en expédition dans leurs dortoirs. Je suis jaloux du statut des filles, des affaires des filles, même lorsqu’elles parlent de leurs règles. Tous les vêtements qu’elles achètent… Moi, je ne peux même pas m’arrêter devant les magasins pour regarder. 

Je me rappelle de la première nuisette que j’ai volée. Je la planque pendant une semaine sous mon matelas. La nuit, j’essaie de l’attraper pour la tenir comme un doudou. Je la porte aussi, sous mon pyjama. Mais il ne faut pas se faire toper avec quarante garçons dans le dortoir. Si un seul ne dort pas et me voit me tortiller pour enfiler la nuisette sous les draps, c’est foutu. 

Je pique une dizaine de sous-vêtements en quatre ans de collège. C’est un besoin irrépressible. Le lundi, tous les élèves déposent leurs valises dans le hall de leurs étages respectifs, le premier pour les filles, le deuxième pour les garçons. Il suffit de monter vite fait, d’ouvrir les ­valises au hasard et d’avoir de la chance. Je fouille, leur pique leurs sous-­vêtements et chemises, juste pour la nuit ou juste pour les mettre aux toilettes, un peu, et me sentir bien. Des culottes, des chemises, des t-shirts, je ne cherche pas la dentelle ni rien, mais n’importe quoi destiné aux filles.

En 1975, j’ai 17 ans. Je vais dans le lycée de mon parrain, un établissement très cadré, très militaire. Huit cents garçons pensionnaires, dans un bâtiment séparé des filles. J’ai des copains de bêtises. Dans la bande, je suis parmi les mieux considérés car j’ai toujours une solution à tout. Un « vrai » garçon, débrouillard. Je vole les clés aux surveillants pour les dupliquer. J’en ai cinquante à mon trousseau, qui ouvrent toutes les portes et les souterrains du lycée. N’importe quelle personne dans le besoin développe des trésors d’ingéniosité pour arriver à ses fins. Toutes mes évasions se font chez les filles. Je ne suis pas attiré par elles, juste leur confident. 

Les seuls rêves que j’ai, concernant les filles, sont d’en être une. Qu’il y ait un miracle, que mon corps devienne féminin, avec des cheveux et des belles robes. C’est assez perturbant. Comme dans un cauchemar, je me réveille en sueur, tant l’émotion est intense. « Si seulement… » Je me regarde. Rien n’a changé. 

Quand je suis chez mes parents, je fais toujours de la couture, en planquant mon matériel sous une lame du plancher. Quand il n’y a personne, je m’habille en fille avec les habits de ma mère. Elle n’a pas de maquillage. 

Ma famille sent que je m’éloigne. Après mon bac, je viens leur rendre visite avec ma première copine. Ils jouent carte sur table : je dois rester travailler à la ferme. Je refuse. Ma mère me jette dehors. Nous ne nous sommes jamais revus. 

J’ai beaucoup de doutes sur mes origines. Je dis en riant que je suis une erreur de livraison, qu’on n’a pas mis le bon cerveau dans le bon corps. Et parfois je me dis qu’il y a aussi eu une erreur d’adresse. Ma famille est-elle vraiment la mienne ? Je n’ai jamais été comme eux, ni intellectuellement, ni physiquement. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. 

Je me demande aussi si je ne suis pas né intersexué. J’ai toujours eu ce sentiment de ne pas être né comme j’étais, cette conviction d’avoir eu un corps de fille un jour et que mon corps actuel n’était pas d’origine, qu’ils n’avaient pas gardé les bonnes pièces. Ma croissance a été trop forte pour être naturelle. Comme si l’on m’avait dopé. J’ai une cicatrice pelvienne inexpliquée. Peut-être, le jour de mon opération, pourra-t-on m’en dire plus. Il doit rester des traces à l’intérieur. Ou peut-être n’est-ce qu’un fantasme. 

Ma femme est la seule que j’ai connue. Elle s’appelle Marie-Paule et moi Paul-Émile. C’est elle qui me court après au lycée et qui décide de tout. Je me laisse conduire. Après la rupture avec mes parents, ma belle-famille me recueille et mon beau-père me trouve du travail dans le bâtiment. Le mariage arrive. Je suis moyennement amoureux. Je souris sur les photos mais, au fond, il ne s’agit que d’un contrat. Une bonne couverture, qui me permet d’avoir un rôle social conforme. Pendant ce temps-là, personne ne voit rien. 

Notre première fois est très plate, nous ne savons rien. Dans les campagnes du Pas-de-Calais, l’éducation sexuelle n’existe pas. Je suis relativement lesbienne dans mes rapports. Donner du plaisir avec les préliminaires me suffit, je n’ai pas besoin de la pénétration. Mon sexe a toujours été une corvée, jamais une source de plaisir. 

Je suis né garçon, donc il faut être homme, puis père. Après six fausses couches, ma femme tombe enceinte sans s’en rendre compte. « Tant que ça marche, faut pas traîner », nous dit le médecin. Alors, nous faisons trois enfants en trente-six mois. Le dernier arrive par inadvertance, en 2002. Quatre enfants donc.

Je suis jaloux de ma femme, car ­enceinte par procuration. Alors je fais des grossesses nerveuses, avec des douleurs incroyables. L’angoisse, le ventre à l’envers, le dos, les hanches et le bassin démontés… comme une crise aiguë de rhumatismes, comme des contractions. Je ne me suis jamais senti aussi femme. Mais je joue le rôle du futur papa, sans rien dire.

J’accouche quatre fois. La naissance du dernier est la plus douloureuse. Le médecin me demande de le faire sortir moi-même, de couper le cordon, de procéder aux soins. « Allez, c’est à vous. » Je ne sais pas comment j’ai la force de bouger. Une fois que l’enfant est dans les bras de sa mère, je m’absente. « Veuillez m’excuser, il faut que je sorte. » Enfermé aux toilettes, je m’effondre, j’ai envie de me taper la tête contre les murs. Je suis heureux et malheureux. Comme pour les trois autres avant.

J’aimerais m’occuper d’eux comme une mère, en les redonnant à leur mère seulement pour qu’elle les allaite. Je les tiens contre moi comme une femme, tout en faisant attention à ne pas éveiller les soupçons. Quand je donne son bain au petit dernier, je me débrouille pour être torse nu. Je le sors et le prends contre ma poitrine, peau contre peau. Comme un simulacre d’allaitement, un moment de contact, d’échange. Le bébé est détendu, serein, et moi je me sens mère. Une fois, ma femme me voit ainsi, surprise. Je prétends que le bébé a éclaboussé mes vêtements. Les enfants grandissent et je reprends le rôle du père. L’homme dur, exigeant, aimant. Nos rares conversations concernent les études et la vie professionnelle. Aujourd’hui, je pourrais leur parler pendant des jours entiers, j’ai cinquante ans de paroles en stock à épuiser. 

Secrètement, quand la maison se vide, je vis un peu ma féminité. Mes premiers travestissements sont excentriques. Les vêtements féminins que j’achète sont de prétendus cadeaux, que je ne peux pas essayer en magasin. Alors je prends des choses qui ne me vont pas et je les planque dans ma malle secrète. Des guêpières, des trucs sexy, des petites jupes souples. Je prends du 44 alors que je fais du 54. Mes premières perruques me cachent le visage, je me maquille comme un carré d’as. Dans l’extrême, la caricature. Puis, coupable, je jette tout à la poubelle. Je ne suis qu’un malade.

Je fais deux ou trois dépressions par an. Nous déménageons sept fois. Je change sans cesse de travail, au moins quinze fois. Toujours le même refrain : ce sera mieux ailleurs. J’occupe mon temps à me cacher et à bosser comme un ­malade, jusqu’à quatre-vingts heures par ­semaine. Sur les chantiers que je dirige, au travail, je lance des vannes macho à mes collègues. Une façon de planter la forêt pour mieux me cacher. 

La nuit, mes rêves de métamorphose continuent. Alors je compense mon ­malaise par la nourriture, parfois ­l’alcool. Je pèse cent quarante kilos pour un mètre quatre-vingt-cinq. Nos amis, ceux de ma femme, sont confrontés à un homme renfermé, bourru, qui tire la gueule en permanence. Asocial. Au moins, on me fout la paix. Cette montée en pression dure trente ans. Comme une lente réaction chimique au bout de laquelle le flacon doit exploser. 

Un jour, ma femme rentre plus tôt que prévu. Nous sommes à la fin des années quatre-vingt-dix, j’ai la quarantaine. Après une énième engueulade matinale, elle est partie au travail et j’ai filé vers ma malle secrète pour me changer. Lorsqu’elle revient, elle me ­découvre, moi, son mari, habillé en femme. Elle me traite de tous les noms et je ne dis rien, je pleure. On a découvert mon secret. Un boulet de canon ouvre une brèche dans l’édifice solide que j’ai bâti pendant toutes ces années. Ma femme me dit qu’on va trouver une solution.

Au début, elle tolère à condition que ce ne soit « pas devant elle », puis bientôt « pas devant les enfants ». Parfois elle m’achète même des vêtements, qui passent de la malle secrète au dressing conjugal. Elle sent que je ne peux pas m’en empêcher, alors autant participer. Un jour, je lui annonce que je vais aller chez l’esthéticienne pour me faire épiler le ventre, le dos, les jambes, les aisselles. Le soir, devant le miroir de la salle de bain, j’observe la disparition de cette carapace de poils et je pleure de joie.

Arrivent Internet et les heures de recherches clandestines sur l’ordinateur familial, en effaçant soigneusement l’historique. Je connais l’expression « travelo », synonyme du bois de ­Boulogne. Et puis, un jour, je tombe sur le site d’une association de transsexuels. Je découvre les mots « transgenre », « trans­identitaire ». Il y a d’autres gens comme moi et une vie pour nous. Moi qui me croyais seule et folle pendant quarante ans. Je ne suis pas anormale mais « différente ». 

L’association organise des repas entre transsexuels, parfois loin. Je peux rouler cent, deux cents kilomètres pour m’y rendre. Avec l’angoisse au ventre de tomber sur les flics ou d’avoir un accident. Je sors de chez moi en garçon, je me change et me maquille dans la voiture. Attention aux voisins. Je m’arrête dans les champs, sur la route, pour mettre du vernis, me recoiffer. L’espace d’un moment, je vis ma féminité avant de rentrer chez moi jouer le rôle du mec. Parfois, je refuse de m’y plier et dors en nuisette. C’est compliqué pour mon épouse, elle n’est pas lesbienne. Elle n’accepte pas ma différence. Elle la supporte. Nous tenons dix ans. 

En août 2012, je vais mal. Je n’arrive plus à enfiler un pantalon, à m’habiller en homme. Impossible de sortir de la maison. On me donne un arrêt de travail. Je traîne la journée en pyjama ou en robe de chambre. On me gave de médicaments. Un pour dormir, un pour se réveiller. Ma femme dort dans une autre pièce. Le premier étage de la maison est mon territoire. L’univers d’Émilie. Quand la maison se vide, elle peut enfin descendre et exister. 

Je vais voir une psy. Selon elle, je vais mal car je « n’existe pas ». À la troisième séance, je viens habillée en femme, après des heures de préparation et quarante-cinq minutes dans la salle d’attente face aux autres patients. À peine la porte du bureau fermée, la psy se retourne vers moi et me dit : « C’est ­tellement évident, vous êtes elle. » J’ai envie d’exister à cent pour cent. Je quitte mon travail. Du neuf. Je me fais appeler Paule. Une bonne planque phonétique. Puis Émilie s’impose comme une évidence, un signe d’indépendance. 

Un soir, ma femme prévient mon fils de 11 ans que je vais descendre manger habillé en femme. Lors de ce premier repas, tout le monde se concentre sur la télé pour ne pas parler, nous n’échangeons pas trois mots. Un jour, mon fils rentre de l’école, me voit en femme et me dit : « Papa, je vois bien que tu es heureux comme ça. Vas-y, mais ne sors pas de la maison. » 

En mars, nous nous séparons ma femme et moi. Notre rupture me libère de toutes contraintes et donne le droit à Émilie d’exister entièrement. À partir de là, je sors librement dans la rue. Après quelques mois de cohabitation, ma femme part s’installer huit cents mètres plus loin en prenant notre dernier fils, les trois quarts des meubles, les albums photo et même les casseroles. Elle ne veut pas rester dans « la maison qui abrite ma folie ». 

Je me retrouve seule dans cette grande maison, au chômage, sans un souffle de vie. Mes trois grands enfants, bientôt trentenaires, ne veulent plus me voir. J’ai mal fait les choses avec eux, incapable de leur donner ma version de l’histoire. C’est ma femme qui les a mis au courant. Je pourrais réclamer des visites obligatoires à mon plus jeune fils mais je préfère lui laisser le choix de me voir ou pas. Je ne l’ai pas vu depuis un an. Lorsque le divorce est prononcé en septembre, ma femme suggère à des avocats de me faire placer sous curatelle. La dernière fois que nous nous parlons, elle lâche : « Tu ne seras jamais une femme ni considérée comme une femme. C’est impossible. » 

Mon corps devient pourtant celui d’une femme. Le 21 juin 2013 est ma deuxième date de naissance car elle marque le ­début de mon traitement hormonal, composé d’un gel pour femme ménopausée et des cachets destinés aux pédophiles dont on veut couper les ­pulsions en bloquant la testostérone. Deux bombes atomiques dans le corps qui m’obligent à dormir douze heures par jour.

Mon corps ne me fait plus honte. En quelques mois, je perds quarante kilos, mes poils masculins, l’eczéma qui me donnait envie de m’arracher la peau et tous les autres signes psychosomatiques de mal-être. Ma peau rugueuse s’affine et une poitrine de jeune fille se dessine sur mon corps de femme.

Au-delà de l’apparence physique, je joue aussi le rôle social de la femme, en suivant certains clichés : s’habiller comme une femme, pouvoir s’exprimer, afficher ses sentiments. Mais cela offre la reconnaissance d’autrui. C’est contra­dictoire : on veut sortir des stéréotypes pour mieux rentrer dedans. 

Soudain, les hommes m’attirent, eux que je n’ai jamais regardés pendant cinquante-six ans. ­Est-ce dû aux hormones ou au fait que ma vie s’est déverrouillée ? Je m’inscris sur des sites de rencontres. Lors de mon premier rencard avec un homme dans un café, mes mains tremblent de bonheur. Comme une gamine de 15 ans. Quant aux slows que je danse avec des hommes… des centaines de gens nous entourent, mais, dans ma tête, il n’y a que lui et moi. Je me fous du monde entier.

On me donne des rendez-vous, on me pose des lapins. Certains hommes se cherchent, d’autres ont besoin de temps. Je ne veux pas être un objet sexuel pour ceux qui fantasment sur les trans. Les rapports sexuels sont exclus avant mon opération. Je supporte mon pénis, je prends patience, en évitant de me regarder dans une glace. Mais il faudra qu’il disparaisse, sinon je suis capable de replonger dans la dépression et de me l’enlever moi-même. Pourtant c’est en retournant la peau du pénis vers l’intérieur que l’on obtient un vagin. Je dois donc en prendre soin.

Il faut respecter un an de traitement hormonal et de suivi psychologique avant de pouvoir changer de sexe et donc d’état civil. En attendant, je vis comme une sans-papiers dans mon propre pays : je ne peux ni voyager, ni voter.

Les six mois qui suivent le départ de ma famille sont une révolution. À la différence du désert de ma vie passée, je sais que je traverserai celui-là. Je me crée une vie sociale à moi. D’abord avec mes amies des associations trans. Puis l’envie d’affronter le monde « normal » s’impose. Je veux sortir du ghetto et m’inscris sur un site de sorties. Les gens posent des questions et sont toujours surpris de voir que cette envie d’être une femme n’est pas un choix mais un besoin incontrôlable, une question de vie ou de mort. J’aime leur parler, je suis pour la pédagogie car la peur est la fille de l’ignorance. Après cent quarante CV envoyés et quatorze entretiens, je suis embauchée en tant que technicienne dans le BTP, en CDI, malgré mes trois handicaps : avoir 56 ans, être une femme et une transsexuelle. Il ne me reste plus qu’à vendre la maison et partir dans une autre ville.

Le jour du déménagement, je ferme la porte, soulagée. C’est ici qu’Émilie est vraiment « née » mais ce n’était pas chez moi. Derrière les murs de mon nouvel appartement, il y a autre chose, une ­façon de plus pour elle d’exister. L’agence a mis directement le bail au nom ­d’Émilie. Légalement, la propriétaire loue à quelqu’un qui n’existe pas.

Pendant cinquante ans, j’ai joué le rôle que la nature m’avait attribué au départ. J’ai enfermé mes souvenirs dans une armoire dont j’avais caché la clé. Depuis, les verrous ont sauté et des fragments remontent.

Le matin du 12 novembre 2013, je me suis levée, j’ai pris un stylo, une feuille. J’ai écrit et posté une lettre à ma mère après plus de trente-cinq ans de silence. Instinctivement. Comme une urgence. Je lui ai raconté mon histoire, en cinq minutes. J’ai signé Émilie, en mettant mon ancien prénom de garçon entre parenthèses.

Peut-être ai-je écrit cette lettre à ma mère pour qu’elle me raconte tout avant de mourir. J’aimerais qu’elle m’envoie des photos, des archives, des indices pour reconstruire mon histoire. Pour l’instant, je n’ai pas eu de réponse.

Je n’ai de reproches à faire à personne. Ni rancune ni haine. Je me demande parfois pourquoi je suis là aujourd’hui. J’avais beaucoup plus de chances de me tirer une balle dans la tête que de vivre. J’ai un côté un peu fataliste : « C’était ton destin. Mektoub, comme disent les Arabes.  » Ça devait être comme ça.  

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