La banalisation de la fonction présidentielle s’accompagne paradoxalement d’une « personnalisation contradictoire », qui n’est pas seulement le fait de quelques hommes, mais une lame de fond qui remue de fond en comble le rapport de l’individu à la société. 

Pourquoi une « personnalisation » ? pourquoi « contradictoire » ?

De prime abord, on peut se dire que la personnalisation est le fait de la Ve République, d’une Constitution où le chef de l’État s’apparente à certains niveaux à un monarque et endosse tout à la fois le rôle de chef, de représentant de la nation, de Père, ainsi qu’une forme de transcendance eu égard aux dissensions qui traversent le corps social, aux oppositions politiques portées par des partis, etc. Le ver était-il dans le fruit ? Car, à lire cette liste, on ne manquera pas de noter la contradiction entre le rôle de représentant et celui de chef : contradiction levée par la notion de décision, nécessairement distincte de celle de la représentation. Bien. L’une des conséquences de cette « personnification » est l’amalgame entre la fonction et la personne, au détriment de la personne ; car la personne privée ne survit pas à sa fusion avec une fonction, du moins est-elle réduite à portion congrue, ce qui n’a aucune espèce d’importance au regard de la mission que ces hommes ont choisi d’incarner. Sacerdoce ? Sans doute. Il y a de l’abnégation dans l’idée d’être soi-même un symbole, c’est-à-dire assez peu soi-même, au profit de plus grand que soi. 

Toujours est-il que la tradition française des deux corps du roi a été parfaitement respectée jusqu’à François Mitterrand (et pour sa fille, c’est malheureux, parce qu’on est fille d’un homme et pas d’un président), y compris dans le rapport à la maladie, qui a été mise de côté, contrôlée, niée, que ce soit chez Pompidou ou chez mon père. Le corps propre, le corps souffrant mais aussi le corps vivant, est mis entre parenthèses, écrasé par le corps symbolique, celui qui doit tenir coûte que coûte parce que sa visibilité garantit l’unité de l’État et la pérennité d’une politique. 

Mais alors que s’est-il passé ? Car l’un des corrélats de cette primauté accordée à la fonction sur l’intime est le maintien de l’étanchéité des espaces public et privé. Ce qui appartient au privé n’a pas vocation à investir l’espace public : les sentiments, la souffrance physique et morale, plus largement la faiblesse, les aléas d’humeur et, enfin, tout ce qui est de l’ordre de la pulsion. Mais ça, me direz-vous, c’est censé être banni de l’espace public : que l’on soit président ou garde champêtre, prof ou postier, aucune fonction n’autorise celui qui l’occupe à éructer « casse-toi, pauvre con ». 

Le corps du roi n’est jamais malade, ni aimant ; le roi n’étant pas une femme, il n’enfante pas non plus – et encore, dans la monarchie absolue, on accouchait en public ! Et si les femmes n’ont pas accédé pendant longtemps à des fonctions de représentation importantes, c’est peut-être aussi parce que leur corps propre est plus difficile à masquer, que le rôle de mère est biologique autant que symbolique, quand celui de père n’a pas besoin de corps pour exister ni exercer, regardez Dieu.

Mais voilà que cette personnification du pouvoir s’est muée en personnalisation. Quelle est la différence ? Sans doute l’inversion du rapport entre la fonction et la personne : d’un côté la personne s’efface au profit de la fonction tout en l’incarnant, de l’autre la personne reprend le pas sur la fonction, en l’incarnant de moins en moins. Et cela n’est pas le fait de quelques personnes en particulier, qui auraient inversé le rapport, mais bien l’expression d’une transformation sociale, dont les derniers présidents seraient le symptôme plus que la cause. Le corollaire de cette inversion est le brouillage de plus en plus inquiétant entre espace privé et espace public, que l’on voit aussi bien chez les présidents et dans le traitement médiatique dont ils font l’objet, que chez n’importe quel individu consommateur, acteur et victime tout à la fois de la Toile et du « temps réel ». Le privé est devenu le public, quand celui-ci bat en retraite : le réseau est en passe de supplanter l’agora, les communautés se substituent au commun. Dès lors, le président, qui est aussi et avant tout un homme, dont on s’inquiète des conquêtes, des mariages, des enfants, des rhumes, des humeurs, et qui les laisse transparaître, est sommé de donner son avis sur tout et rien, de réagir à chaud dans une temporalité réduite à l’instant, et surtout, surtout, de ressembler aux citoyens, au lieu de les représenter. Car c’est bien là le problème majeur de la banalisation de la fonction présidentielle : celle de remettre en cause le principe même de la représentation. On représente des idées, des choix politiques, une vision à long terme, il est vrai à travers sa personne, mais sa personne en tant qu’elle incarne ces idées, non pas en tant qu’on a eu une enfance plus ou moins malheureuse, qu’on parle vrai et vraiment mal, ou qu’on a dix enfants. Dans une vie privée, ces éléments sont fondamentaux ; dans une vie publique, ils sont anecdotiques. Chaque espace a sa propre échelle de valeur. Les confondre, c’est renoncer au champ du symbolique.

La transparence, c’est la fin du symbolique.  

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