La plupart des fermiers qui ne pouvaient plus payer leurs hypothèques ;

la plupart des travailleurs en col blanc en chômage depuis deux, trois ou quatre ans ;

la plupart des chômeurs qui voulaient rester chômeurs ;

la plupart des petits employés qui n’arrivaient plus à payer les mensualités de leur machine à laver électrique ;

la plupart des anciens combattants qui croyaient que seul Windrip leur ferait obtenir le paiement du bonus ;

les pasteurs qui voulaient se faire de la publicité ;

les débris du Ku Klux Klan ;

les avocats ratés qui n’avaient pas encore tâté de la politique ;

les capitalistes outrés parce que les banques leur diminuaient leurs crédits ;

M. Upton Sinclair et les réformateurs de tout acabit avaient pris parti pour Windrip.

Quarante-huit heures après le congrès de Cleveland, le président Roosevelt exprima sa défiance à l’égard de Buzz Windrip et fonda le parti des Vrais Démocrates. Pendant ce temps-là, Buzz sillonnait les États-Unis sur un train spécial aérodynamique tout en aluminium ; en deux mois, il parcourait quarante mille kilomètres.

Pendant ce temps-là, dans les collines du Vermont où l’hiver commençait à faire sentir ses rigueurs, un petit homme nommé Doremus Jessup se demandait, avec angoisse, ce qu’il devait faire. Ses inquiétudes teintaient ses articles d’une amertume désespérée qui surprenait les lecteurs habituels de l’Informer. Il s’aperçut bientôt qu’il rencontrait partout une consternante préférence pour le pseudo-démocrate Windrip. Et cette préférence ne se basait pas sur une émouvante confiance dans les utopiques promesses de Windrip d’un bonheur général ; mais chaque électeur ne voyait dans Windrip qu’un homme qui lui procurerait de l’argent, à lui et à sa famille – en premier lieu et tout particulièrement.

La plupart ne retenaient du programme de Windrip que les trois articles suivants : le cinquième, qui faisait payer les riches ; le dixième, qui accablait les Nègres – rien ne peut autant donner de dignité à un fermier ruiné ou à un chômeur que de savoir qu’il y a des gens en dessous de lui qu’il peut mépriser encore ; et enfin très spécialement l’article qui annonçait, ou semblait annoncer, que l’ouvrier moyen aurait droit, aussitôt Windrip au pouvoir, à 5 000 dollars par an. (Certains orateurs de salles d’attente expliquaient qu’en réalité ce serait 10 000.)

Frank Tasbrough et Medary Cole le minotier, et R.C. Crowley le banquier, eux, ne semblaient pas frémir devant la menace d’une augmentation de l’impôt sur le revenu. Ils souriaient d’un air entendu et insinuaient que Windrip était un garçon beaucoup plus sensé que ne le croyaient les gens du peuple. Quant à Louis Rotenstern, pour prouver que son cœur, au moins, n’était pas juif, il devint encore plus lyrique que les trois autres réunis. 

Mais personne, dans Fort-Beulah, n’était un plus ardent champion de Buzz Windrip que Shad Ledue. Doremus n’ignorait pas que Shad avait quelque talent oratoire et ne craignait pas de paraître en public. Shad avait réussi à convaincre le vieux Pridewell de lui vendre à crédit un fusil d’une valeur de vingt-trois dollars ; et un jour, ayant laissé son coffre à charbon et son mono huileux, il avait chanté des chansons obscènes à une réunion intime de l’Ordre ancien et indépendant du Bélier. Il avait même assez de mémoire pour réciter comme étant de lui les éditoriaux de la presse Hearst (1). Bien que le sachant ainsi préparé pour une carrière politique (Buzz Windrip n’avait pas des connaissances beaucoup plus étendues), Doremus fut surpris d’apprendre qu’il noyautait les ouvriers carriers en faveur de Windrip et qu’il avait présidé une réunion où il avait peu parlé, mais suffisamment pour couvrir d’injures les partisans de Trowbridge et de Roosevelt.

Aux meetings où il ne parlait pas, Shad était un « supporter » incomparable et, en cette qualité, on le convoquait aux réunions du parti à vingt lieues à la ronde. Déguisé en milicien et à cheval sur une bête de labour, il faisait belle figure dans les défilés en l’honneur de Windrip. Des hommes d’affaires sérieux l’appelaient amicalement Shad. Doremus se sentait humilié de ne pas avoir apprécié plus tôt ses talents en l’entendant beugler au siège de l’American Legion (2). 

– Je ne prétends pas être autre chose qu’un simple travailleur manuel. Il y en a des millions comme moi, et tous nous savons que le sénateur Windrip est le premier homme politique qui, depuis des années, se soit occupé réellement de nous et non de la sacrée politique. Camarades ! Les richards nous disent de ne pas être égoïstes ! Walt Trowbridge vous dit de ne pas être égoïste ! Eh bien, non ! Soyez égoïstes ! Et votez pour le seul homme qui veut vous donner quelque chose, qui vous donnera quelque chose !

Doremus grogna en lui-même : « Et dire que c’est sur les heures de travail qu’il me doit qu’il se livre à une pareille activité ! » 

 

Extrait d’Impossible ici, chap. IX © Gallimard, 1937, pour la traduction française de Raymond Queneau

 

1. Randolph Hearst fut un magnat californien de la presse populaire, positionné très à droite. Il servit de modèle au personnage éponyme du film d’Orson Welles Citizen Kane. 

2. Principale association américaine d’anciens combattants.

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