"Au départ, avec deux amis, nous avons fondé la chaîne « Osons causer » sur YouTube. Ce sont des vidéos de vulgarisation de sciences sociales avec une mise en articulation des idées politiques et de l’actualité. J’ai une formation d’intello : philo et socio. Je suis habitué à réfléchir et à agir sur le terrain politique. « Osons causer » existe car le Net était occupé par les complotistes genre Illuminatis ou par le portail multimédia de Soral [idéologue d’extrême droite], avec des millions de visiteurs uniques. Il y avait urgence à proposer d’autres contenus. 

Avec quelques youtubers, un samedi de fin février, on s’est retrouvés sur Skype pour parler de la loi travail. C’est comme ça qu’à l’arrache on a créé On vaut mieux que ça. La première vidéo était en ligne le mercredi suivant. On voulait libérer la parole. Dire : « Parlons, on est tous légitimes. » Cette loi travail est déjà effective dans la réalité. Elle n’est pas très différente des lois votées au début du quinquennat. Jamais les politiciens professionnels ne parlent des conséquences de l’organisation du travail sur la vie des personnes. Ils parlent charges, frais, contraintes budgétaires. On a dit aux gens : ils ne parlent jamais de vous. Votre parole, c’est le réel. On vaut mieux que ce monde de merde ! Notre dignité est chaque jour niée par les petits harcèlements, les petits chantages, les changements d’horaires incessants, les heures sup non payées. Résultat : il faut se taire, endurer et voir sa vie détricotée.

À qui renvoie le « on » de On vaut mieux que ça ? Pas seulement aux jeunes. Dans les faits, les catégories les plus touchées sont les jeunes entrant sur le marché du travail et les seniors. Le pari éditorial derrière le « on », comme le « ça », c’est qu’il reste indéterminé. La force du « on » est que n’importe qui peut se reconnaître et projeter ses réalités. Il n’y a pas encore un « on » solide. C’est un enjeu des Nuits debout, du futur des mobilisations politiques. Nuit debout est un cran franchi dans cette cristallisation du « on ». Au début, on a aimé cette indétermination. 

Nuit debout, c’est d’abord de l’espoir. Le discours médiatique dit qu’il ne se passe rien chez nous, qu’il n’y a pas d’Indignés… Qu’à Paris des gens se saisissent d’une place pour inventer quelque chose de joli, qu’ils mettent un joyeux bordel plutôt intelligent, qu’ils se rencontrent et réfléchissent ensemble, c’est un espoir pour beaucoup d’autres en France. La preuve, c’est la croissance continue des mobilisations qui essaiment partout. Que de mauvaises vidéos d’une AG sur Periscope rassemblent 300 000 visiteurs uniques donne une idée de l’attente. Il s’est ouvert un espace de parole, de délibération et d’apprentissage politique sans précédent par ses innovations, avec d’autres signes et gestes en AG, d’autres pratiques d’écoute. Il s’agit d’un mouvement autogéré, avec des publics disparates. On ne sait ce qui en sortira. 

Certains, comme l’économiste Frédéric Lordon, disent « grève générale » ou « constituante », d’autres disent institutionnalisation, comme la philosophe belge Chantal Mouffe, inspiratrice des Indignés. Lordon veut montrer qu’on a la légitimité pour réécrire les règles de nos institutions. En fait, on est plutôt dans l’élaboration et la diffusion des règles de la démocratie directe. Cela n’aurait pas de sens que des espaces comme la République ou toute autre place de France soient souverains de quelque chose. Disons que Nuit debout est un gigantesque exercice de travaux pratiques. C’est un apprentissage inouï. On échange, on converse, on s’ouvre. Les AG sont d’abord une libération de la parole, des possibles. L’un des vrais enjeux est de rester. Lordon estime qu’on ne doit pas revendiquer. C’est très important. Moins on se détermine, plus on reste ensemble et on se comprend. Toute détermination est négation, disait ce bon vieux Hegel. D’ailleurs, que pourrait-on revendiquer de raisonnable ? Une constituante ? Il n’y a pas les médiations. On diffuse d’abord des idées. 

Au départ, Nuit debout est un mouvement parisien fondé sur la kermesse et la revendication politique. Il touche des gens qui ont un certain capital militant ou culturel, un sentiment de révolte. D’autres sont sensibles à la joie collective. Beaucoup vivent la ville dehors. Des SDF, des réfugiés, ceux qui viennent dans les stands d’éducation populaire. Il n’y a pas un soir sans chants berbères. Pour que les gens restent sur une place publique la nuit, il faut de la chaleur, il faut de la joie. Des gens sont attirés par ça. Peu ont une expérience d’organisation. Il y a la « sexitude » du moment historique."

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et PIERRE VINCE

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