Peut-on définir la jeunesse au singulier ?

Vous soulevez un vieux débat qui m’oppose aux sociologues « officiels » de la jeunesse ! Les divisions de la jeunesse en catégories étanches m’ont toujours laissé perplexe. Je me situe du côté d’Edgar Morin, l’inventeur de la sociologie de l’adolescence, qui a bien vu que la jeunesse constitue un groupe d’âge à part entière. 

Il existe bien une seule jeunesse ou, si l’on préfère, une génération. Être jeune, c’est d’abord le partage d’une culture, d’un mode de vie : un langage, une présentation de soi qui passe principalement par le vêtement, et puis des goûts distinctifs. Cette culture, c’est la convergence positive.

Quelle est la convergence négative ?

C’est celle du chômage et de la précarité. Contrairement à ce que l’on entend souvent, la jeunesse diplômée n’est pas assurée de s’intégrer. En vingt ans, le nombre de diplômés chômeurs a été multiplié par trois. Nous vivons sur le mensonge du diplôme. Le bac n’est pas une garantie, il peut même être inutile… Nous sommes aujourd’hui à 9 % de jeunes chômeurs diplômés.

Pourquoi les jeunes ont-ils une mauvaise image ?

On dit du mal de la jeunesse depuis Socrate, depuis toujours. Les adultes sont à la fois dans le dénigrement et la flatterie, dans une perpétuelle ambiguïté. Cela m’a conduit à dire que la jeunesse serait parfaite sans les jeunes ! Un adulte normalement constitué se vit comme un jeune en captant ses caractéristiques positives : la créativité, le dynamisme… Mais quand il s’oublie, il décrit les jeunes comme insouciants, irresponsables, immatures… On construit une domination adulte sur les non-adultes à partir de représentations négatives qui viennent la justifier… Il s’agit d’un bizutage social. La société place les jeunes dans une situation d’attente.

Décelez-vous dans la situation actuelle quelque chose de neuf ?

Il y a un réveil de la conscience politique, un réveil aux multiples visages. Dans les plus récentes manifestations, je suis frappé de voir des drapeaux noirs, d’entendre un vocabulaire qui avait disparu : « capital », « travailleur », « révolution ». Toute une phraséologie anarchiste, libertaire, que l’on avait oubliée. Et lors des incidents, il y a deux cibles : les banques et les commissariats. Derrière les foulards, ce ne sont pas des jeunes de banlieue. Ce sont de jeunes blancs, militants engagés dans des mouvements anarchistes. C’est un visage d’extrême violence.

Vous avez aussi un visage d’extrême tranquillité. Les manifestations de jeunes, avec ou sans salariés, menées par des gens qui ont déjà une conscience politique, syndicale, avec l’UNEF en tête. 

Et puis, il y a un troisième visage qui est celui de Nuit debout.

Comment définiriez-vous ce mouvement ?

C’est un événement multiple avec le réflexif d’un côté, le festif de l’autre. Les deux se tiennent. C’est le festif qui fait tenir le réflexif. C’est la convivialité qui fait tenir les AG.

Qu’est-ce que cela dit des jeunes ?

Le terreau commun, c’est la souffrance et la désespérance de ces jeunes, sans oublier ceux qui ne sont pas là : les jeunes des banlieues. Il y a d’abord une désespérance qui est attestée par des critères objectifs. Je pense au chômage de masse. Il n’y a rien à faire, nous restons à un taux de chômage de 24 % des jeunes actifs de moins de 25 ans, donc de ceux qui sont en situation de travailler. Cela représente 9 à 10 % d’une génération, ce qui n’est pas négligeable. Ensuite, quand on a franchi l’étape de l’insertion, il y a la plongée dans la précarité. Environ 90 % des embauches se font en CDD. En oubliant qu’un CDD, ce n’est pas forcément 3 ou 6 mois. Ce peut être une semaine, un jour ou une heure… Cela ne mérite même pas le nom de contrat. 

Tout ceci associé parfois à une absence de revenus qui contraint les jeunes à rester chez leurs parents. Le départ se situe, en moyenne, entre 25 et 30 ans.

Ce sont des critères objectifs. Quels sont les critères subjectifs ?

C’est évidemment l’échec de François Hollande. Le président de la République avait deux priorités : l’inversion de la courbe du chômage et la jeunesse. En écoutant le Premier ministre annoncer ses onze mesures, je me disais : que de temps perdu !

Que fallait-il faire ?

Je vais vous dire ce que je disais à François Hollande avant qu’il ne soit président ! Dans une situation aussi dégradée, les symboles sont nécessaires. Il faut donner une administration ministérielle digne de ce nom à cette priorité : un grand ministère d’État de la jeunesse et de la solidarité entre les générations. Voilà pour le cadre symbolique. On prend la jeunesse comme une catégorie sociale !

Que feriez-vous à partir de là ?

Il faut quelques mesures radicales, un plan d’urgence qui passe par l’introduction d’une couverture maladie universelle pour les jeunes, l’interdiction des CDD successifs et le droit de vote à 16 ans que je défends depuis 1994. Tout cela, sous un même chapeau ministériel, prend une cohérence. Les jeunes doivent être considérés comme une globalité, pas comme des cases.

François Hollande s’était engagé comme candidat à instaurer l’allocation d’autonomie.

C’est en effet une de ses promesses et une revendication de l’UNEF depuis très longtemps, mais curieusement ce syndicat n’en parle plus. Plusieurs modalités seraient possibles : par exemple doter un certain nombre de jeunes d’un capital. Des étudiants mais aussi des lycéens à partir de 16 ans et des apprentis, sous condition de ressources. Cette mesure aiderait les jeunes à sortir de la désespérance. Ils n’auraient pas à se demander comment ils vont financer leurs études, leurs livres, leur logement, les visites chez le médecin.

Cette désespérance sur laquelle vous insistez est-elle nourrie par la déception de la jeunesse à l’égard du chef de l’État ?

Il n’y a pas déception car les jeunes n’y croyaient pas. Le discrédit des partis politiques est très ancien. C’est pourquoi le FN est devenu le premier parti des jeunes votants. On n’est plus dans une société collective mais individualiste, suite au déclin des partis et des syndicats. Je me demande parfois comment les jeunes peuvent subir autant sans rien faire. Mais dans un monde ultracompétitif où il faut déjà sauver sa peau, on a autre chose à faire que d’aller militer. Avec la loi travail, les jeunes ont sauté sur un événement prétexte. Ils ont saisi une opportunité d’être dans la rue, pour discuter, analyser leur sort qui est un triste sort, un mauvais sort, un méfait. Le reste les indiffère. La corruption, Bygmalion hier, les Panama papers aujourd’hui : cela n’étonne que les journalistes…

Comment le sociologue que vous êtes voit-il Nuit debout ?

L’originalité de Nuit debout est de contester le mauvais, mais aussi de vouloir construire. Jusqu’à élaborer une constitution avec l’aide de quelques juristes. Les acteurs de Nuit debout sont dans une démarche innovante pour eux, qui fait penser davantage à la démocratie directe qu’à la démocratie participative. Nuit debout expérimente la démocratie créative à vocation décisionnaire. On ne se contente pas de réfléchir. On veut agir sur le réel. On voit apparaître de nouveaux idéologues, les « nuit-deboutistes ». Leur action fait penser à des sit-in debout. En AG, ils sont assis. La parole circule dans un demi-cercle. L’aménagement de l’espace aussi est conforme à l’esprit d’origine. Tout cela n’a de sens que dans la complexité. C’est elle qui fait tenir l’ensemble. Si le festif disparaît, le reste ne tiendra pas longtemps. On est dans la spontanéité jusqu’à une certaine confusion. Je note l’importance des buveurs de bière.

Quel avenir imaginez-vous pour Nuit debout ?

Nuit debout a, selon moi, un avenir très incertain : il manque pour l’instant un Podemos, comme en Espagne, qui puisse prendre le relais politique. Le Front de gauche le voudrait, mais il n’est pas en capacité de le faire. Le Front national pourrait jouer ce rôle, mais il ne sera pas suivi. Il siphonne une partie des catégories populaires qui ne sont pas là. Pour Nuit debout, la question qui se pose est la suivante : comment survivre après ? Tant qu’on est place de la République, ça va. Mais si tout cela n’existe plus, il ne reste rien.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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