Peut-on parler d’un repli, voire de défaites de grande ampleur, de l’État islamique en Syrie ?

La force de Daech a résidé dans le contrôle d’un territoire comprenant les zones périphériques de la Syrie et les provinces sunnites d’Irak. Sa faiblesse repose sur la vulnérabilité de ses ressources et de ses axes de communication aux bombes occidentales. Daech a été affaibli par les frappes françaises et américaines qui visent à rompre les communications et le passage de ravitaillement entre ses bases syriennes et irakiennes. La ville de Rakka, sa « capitale », sera bientôt hors de son contrôle. Faute d’argent et de pétrole, les soldes baissent et les combattants internationaux repartent. Daech se replie en position défensive à Mossoul, en Irak. Cette ville avait été prise sans combats, comme Palmyre, en 2015, que le pouvoir de Damas avait évacuée, ouvrant la voie à Daech. La reprise de Palmyre, le 27 mars dernier, indique que dès qu’une action au sol est conduite, Daech recule. L’année 2016 verra donc une série de défaites tactiques qui réduiront ses capacités de financement et -d’enrôlement. Un effondrement rapide est probable. Cette défaite brisera sa capacité d’attraction, pas son pouvoir de nuisance, et il semble que la mutation en réseaux européens, turcs et même africains ait été prévue, afin de préserver ses activités de propagande. 

La situation est-elle comparable en Irak ? La reprise de la ville de Mossoul, au nord du pays, est-elle prévisible ?

Les combats de la coalition contre Daech dans les provinces d’Anbar et de Ninive (Mossoul) se poursuivent, mais la reconquête de ces villes et de ces régions est freinée. Il faut intégrer la dimension sunnite de cette zone pour le comprendre. Cette minorité en Irak a perdu le pouvoir central après 2003 et la chute de Saddam Hussein. Elle se sent exclue et en grand danger : or aucune solution politique d’ensemble ne lui a été proposée. Pour inclure les sunnites, on aurait pu envisager une solution de type confédéral avec un « sunnistan » regroupant les quatre provinces sunnites, sur le modèle du Kurdistan irakien. 

Sur le plan militaire, l’intervention de milices chiites ou même kurdes à Mossoul ne serait pas acceptée par les habitants. Le problème réside donc dans le choix à faire entre une action armée contre l’ennemi Daech et des gestes politiques en direction des populations qui le soutiennent encore, faute d’alternative. Pour que la situation puisse en 2016 évoluer de manière décisive, il faudrait des avancées non pas territoriales mais politiques, avec la mise en œuvre de modalités concrètes de réintégration des sunnites dans le jeu politique irakien. On est loin du compte.

La nouvelle base territoriale de Daech sera-t-elle la Libye ?

Daech a en effet entrepris d’établir dans le golfe de Syrte une nouvelle base territoriale avec un triple objectif. D’abord, ménager une base de repli en cas d’échec en Orient arabe. Ensuite, créer un nouvel émirat transfrontières en référence à la période aghlabide (la dynastie des Aghlabides a régné de 800 à 909 sur un territoire qui couvrait la Tunisie actuelle, la moitié est de l’Algérie et le Nord-Ouest de la Libye ou Tripolitaine) ou, à défaut, mettre en place une zone « libérée » dont le centre serait la ville frontalière tunisienne de Ben Gardane. Enfin, étendre son emprise en direction de la région sahélienne, en concurrence avec AQMI, une émanation de l’organisation Al-Qaïda.

Cette tentative a peu de chance de réussir. Daech, dirigé localement par Abdoul Kader Al-Najdi, a jeté son dévolu sur la région de Syrte, l’ancienne base sociale et politique du régime de Kadhafi, qui se trouve à proximité de quatre des cinq terminaux pétroliers du pays. Mais son expansion vers cette manne pétrolière est bloquée par les milices des gardiens du pétrole d’Ibrahim Jadran et -l’action de forces militaires libyennes du général Khalifa Haftar appuyées par des éléments occidentaux. Vers l’ouest, les milices de Misrata font barrière et les actions militaires américaines ont eu raison de la présence de Daech à Sabratha. 

Les liaisons avec les bases de repli de Daech en Turquie, ou entre les diverses poches du golfe de Syrte, s’effectuent par la mer. Elles pourraient être coupées par les marines occidentales si le gouvernement de Fayez Al-Sarraj, soutenu par les Nations unies, en faisait la demande. Mais il faudrait pour cela que ce gouvernement, débarqué à Tripoli par la mer depuis Sfax, le 30 mars, continue de bénéficier de l’appui des institutions (la banque centrale et la NOC, la compagnie pétrolière nationale) et parvienne à rallier à lui durablement l’ensemble des factions libyennes de Tripoli et de Tobrouk. La lutte contre Daech, installé à la jonction des deux grandes régions, la Tripolitaine et la Cyrénaïque, en serait facilitée. Les forces spéciales occidentales et jordaniennes sont déjà à l’œuvre.

L’organisation Al-Qaïda tire-t-elle bénéfice des échecs de l’État islamique ?

En Syrie, la force rebelle principale, soutenue par les pays du Golfe et la Turquie, est en effet Jabhat al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda. Les frappes aériennes russes se sont d’ailleurs, à 80 %, concentrées sur elle. En cas de déclin rapide de Daech, la stratégie d’Al-Qaïda en Orient (Syrie, Yémen) et en Afrique (Sahel) se trouvera confortée. AQMI, en perpétrant des attentats dans les villes d’Afrique de l’Ouest, marque son aire d’influence face à des ambitions concurrentes.

Quel rôle jouent la Turquie et l’Arabie saoudite dans ce grand jeu ?

La Turquie et l’Arabie saoudite ont en commun d’avoir comme objectif premier la chute du régime du clan Assad en Syrie pour y installer un pouvoir sunnite représentatif de la majorité de la population. Dans ce contexte, la lutte contre Daech, qui a pourtant commis nombre d’attentats contre les deux pays, ne vient pas en tête de leurs priorités. 

Les autorités turques, appuyées par une large partie de la société, s’inquiètent avant tout de la consolidation territoriale et politique du PYD, parti kurde syrien, qui dépend directement du PKK. Ce dernier est, depuis la rupture de la trêve en 2015, à nouveau en guerre ouverte avec le régime turc. Comme en Irak, les forces kurdes ont tiré parti du chaos pour étendre leur influence aux dépens de Daech. Le risque pour Ankara est que le PYD franchisse l’Euphrate et s’empare de l’ensemble de la zone frontalière, offrant ainsi au PKK une immense aire de repli.

Pour les autorités saoudiennes, l’obsession reste l’Iran. Riyad entend contrer l’influence croissante de Téhéran comme puissance régionale, un statut que lui reconnaît désormais -Washington à la suite de l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015. -L’Arabie saoudite veut contenir l’Iran, déjà présent en Irak et en Syrie, au Liban et au Yémen, ce qui guide ses choix de politique extérieure et d’intervention (au Yémen) ou de soutien (aux rebelles sunnites syriens). Riyad a cessé d’apporter son appui à l’armée libanaise pour protester contre l’emprise croissante du Hezbollah et tente à présent de négocier avec la fraction houthie au Yémen. Seul un grand accord entre Ankara, Téhéran et Riyad sera de nature à rétablir un minimum de stabilité en Orient, sur la base des nouveaux rapports de force, car chacun des trois États se méfie de Washington et de Moscou. 

 

Conversation avec Laurent Greilsamer

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