Le 22 février 2009, vers 19 h 30, la nuit enveloppe déjà Le Caire quand une déflagration retentit dans la capitale égyptienne. Près du bazar Khân al-Khalili, une bombe vient d’exploser et frappe un groupe de lycéens français. La jeune Cécile Vannier, 17 ans, est tuée sur le coup ; vingt-quatre personnes sont blessées dont seize de ses camarades. Dès le lendemain, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services secrets français, rédige une note indiquant que les adolescents ont été délibérément ciblés pour « faire payer à la France la participation de la frégate Germinal au blocus de Gaza », en janvier 2009.

C’est la première fois, depuis de nombreuses années, qu’une jeune Française perd la vie dans un attentat. Nicolas Sarkozy, alors président de la République, s’empare du dossier qu’il suivra jusqu’au terme de ses fonctions à l’Élysée. Il assiste aux obsèques de la jeune fille et jure que « les assassins qui ont commis cet acte criminel visant la France seront pourchassés et punis ».

Dès lors, l’attentat prend aussi la tournure d’une affaire d’État(s). Le 3 avril 2009, la Sécurité égyptienne interpelle sept personnes suspectées d’être impliquées dans l’attentat. Parmi elles, deux protagonistes clés : le Belge d’origine tunisienne Farouk Ben Abbes et une Française, Dude Hoxha, connue des services de police hexagonaux pour ses liens avec des activistes islamistes. Pour les enquêteurs égyptiens, il ne fait aucun doute que l’attentat a été fomenté et perpétré par la Jaish al-Islam (« Armée de l’islam ») qui constitue la branche d’Al-Qaïda dans la bande de Gaza. 

Du fond de sa cellule égyptienne où elle restera près d’un an, la Française rédige son journal intime, dont des extraits seront versés ultérieurement au dossier d’instruction. Dans ces pages, elle confie que Farouk Ben Abbes avait pour projet de commettre un attentat-suicide en France contre le Bataclan. Motif : ses propriétaires seraient Juifs et ont organisé dans cette enceinte des galas de soutien à Tsahal, l’armée israélienne. À la date du 20 janvier 2010, Dude Hoxha relate sur son cahier une conversation avec Fatima, une codétenue arrêtée avec elle dans la même affaire : « Un jour que je lui dis que si c’est vraiment vrai que Farouk [Ben Abbes] avait pour projet de faire exploser le Bataclan, à Paris, alors ils ont raison de le maintenir en prison, que je n’aime pas ces trucs-là. » Plus loin, le motif antisémite revient : « Le Bataclan à Paris, non mais franchement ! Quelle idée !! […] Elle me dit : “Tu crois que les frères vont viser n’importe quel endroit ? Sûrement que le patron est un Juif qui finance l’armée israélienne et que ça ferait un trou dans les caisses.” »

 

À ce stade pourtant, les services français ne semblent pas très mobilisés. Nul ne réclame en France ou en Belgique Dude Hoxha et Farouk Ben Abbes. Aucune demande d’information. Aucune demande d’extradition. Finalement, ce sont les Égyptiens qui prennent l’initiative de les expulser vers la France et la Belgique, le 10 mars 2010. Les voilà libres… mais pour peu de temps. Après avoir été placés sous surveillance, tous deux sont interpellés. Farouk Ben Abbes le 16 juillet, lorsqu’il cherche à entrer en France ; Dude Hoxha le 15 novembre 2010, par les agents de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Au terme d’une garde à vue de 96 heures ponctuée de quinze interrogatoires, la Française est incarcérée. Tous deux retournent à la case prison.

L’instruction qui débute fait apparaître des charges suffisamment lourdes pour que le parquet de Paris ouvre une enquête visant ce projet d’attentat contre le Bataclan. Le juge d’instruction Christophe Teissier met en examen Farouk Ben Abbes pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Puis le dossier s’enlise. Et les suspects sont libérés. Un non-lieu est prononcé le 14 septembre 2012.

Les années passent. Le soir du 13 novembre 2015, une série d’attentats sans précédent ensanglante l’agglomération parisienne. Bilan : 130 morts, plus de 350 blessés, pour la plupart fauchés par les rafales de kalachnikov et les explosions-suicides au Bataclan. L’une des plus vastes traques de terroristes s’engage. À la tête de cinq magistrats instructeurs, le juge Christophe Teissier la dirige.

Le procureur de la République de Paris, François Molins, devenu une figure familière des médias et du public, communique volontiers. Mais il s’abstient d’évoquer l’enquête sur le Bataclan ouverte en 2010 qui s’est terminée par un non-lieu. Pas un mot sur l’instruction, qui a duré plus de deux ans, portant sur des menaces terroristes précises contre le Bataclan. Interrogée un mois après, Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, indiquera pour sa part : « Pour l’instant, il n’est pas avéré qu’il y aurait le moindre lien entre les personnes qui avaient été mises en cause à l’époque et les terroristes qui ont commis les attentats du 13 novembre » (propos tenus à la sortie du Conseil des ministres, le 16 décembre 2015). Une déclaration fallacieuse ou bien légère. 

Selon les documents judiciaires consultés, les enquêteurs avaient établi avec certitude, au moins depuis 2010, que Farouk Ben Abbes était en étroite relation avec Fabien Clain, ce djihadiste français qui a revendiqué les massacres parisiens de novembre 2015 au nom de l’État islamique. Il avait été impliqué dans une filière de recrutement de candidats français et belges pour le djihad, dite « filière d’Artigat », et pour cela condamné en 2009 à cinq ans de prison. Puis il était parti en Syrie…

La lecture du réquisitoire définitif aux fins de non-lieu en faveur de Farouk Ben Abbes et celle de l’ordonnance de non-lieu sont édifiantes. Il en ressort que des dépositions étaient bien entre les mains des juges concernant des projets d’attentats sur le territoire français, notamment au Bataclan, impliquant directement Farouk Ben Abbes et Fabien Clain, entre autres.

Le vice-procureur Guillaume Portenseigne évoque notamment les projets d’action de Farouk Ben Abbes : « Selon les autorités égyptiennes, il projetait de participer à un attentat contre une cible israélite située à Saint-Denis (93) ou, selon des renseignements postérieurs, contre la salle de spectacle du Bataclan à Paris, en tout état de cause un lieu de collecte de fonds ou de rencontres pour la communauté juive. » 

Lors de son arrestation en Égypte, Ben Abbes était porteur de deux DVD, dont une copie a été transmise le 27 avril 2009 à la DCRI. Le parquet en décrit le contenu : « une abondante documentation, contenue dans un répertoire, détaillant les techniques de fabrication de différents types d’explosifs et les diverses méthodes d’attentats existants, ces documents étant pour la plupart illustrés de schémas explicatifs, de photographies ou de vidéos ». En d’autres termes, le petit manuel du terroriste chevronné et, pour faire bonne mesure, « le support informatique révélait la présence du logiciel de chiffrement [c’est-à-dire de cryptage] “Mujahideen Secrets” ».

Pour les magistrats, l’itinéraire de Farouk Ben Abbes remonte aux années 2006-2007. Les enquêteurs français sont parvenus à comprendre la genèse de l’entreprise terroriste qui a vu le jour à Gaza. C’est ce qui ressort des interrogatoires de Farouk Ben Abbes, de Fabien Clain et de son frère Jean-Michel (dont les chants coraniques accompagnent la revendication des attentats du 13 novembre 2015). Les trois hommes ont raconté s’être retrouvés au Caire en 2007. C’est en déjeunant ensemble dans un restaurant et en regardant un reportage télévisé « sur la situation des musulmans dans la bande de Gaza », écrit le procureur, qu’ils prennent la décision de se rendre dans le territoire palestinien. Ben Abbes aurait d’abord voulu s’investir dans une activité humanitaire. Puis, rencontrant des chefs djihadistes et des membres du Hamas, il aurait suivi une formation militaire à Gaza. C’est là que serait né le projet d’attentat contre une cible française au Caire, en février 2009, dans lequel Cécile Vannier a perdu la vie. 

À l’époque, l’armée israélienne encercle la bande de Gaza sur terre comme sur mer, appliquant un blocus maritime sourcilleux, redoutant que des armes soient livrées au Hamas via des navires étrangers. La France dépêche sur zone sa frégate porte-hélicoptères Germinal, officiellement aux fins de surveillance des trafics d’armes à la demande d’Israël et de l’Égypte. Un geste que les terroristes ont perçu comme une participation active de Paris au blocus du territoire palestinien.

Devant les enquêteurs français, Dude Hoxah, alors incarcérée, a maintenu sa version concernant le projet d’attentat contre le Bataclan et le rôle de Farouk Ben Abbes. Ce dernier, en revanche, a nié toute implication, à plusieurs reprises, y compris lors d’une confrontation avec Hoxah. Une fois pourtant, devant les policiers égyptiens, il a reconnu ce projet. Depuis, il n’a cessé de se rétracter comme son avocat, Me William Bourdon, nous l’a confirmé : « Ces premières déclarations ont été extorquées sous la torture pratiquée par la police égyptienne et sont dénuées de toute valeur. » 

En 2012, le procureur relevait pour sa part que « Farouk BEN ABBES était, au moment de son interpellation à la sortie de la bande de GAZA, un individu pouvant être considéré comme dangereux ». Mais, « malgré le profil inquiétant du mis en examen, l’information judiciaire ne permettait pas de réunir d’éléments à charge suffisants […] contre Farouk BEN ABBES ». Ne parvenant pas à déterminer juridiquement une infraction constituée, la justice française a donc prononcé un non-lieu au bénéfice de Farouk Ben Abbes. L’insuffisance de charges est une chose, l’absence de coordination et de prévention en est une autre. Car aucune information ou mise en garde ne sera communiquée aux propriétaires du Bataclan, la famille Laloux – laquelle a cédé les lieux au groupe Lagardère en septembre 2015. Aucune surveillance de la salle de spectacle ne sera effectuée. Ni la police ni la justice n’assureront le suivi d’un dossier criminel fermé prématurément.

Farouk Ben Abbes est aujourd’hui toujours sous le coup d’une mise en examen, dans un dossier pour propagande djihadiste sur Internet. Il est actuellement assigné à résidence dans le cadre de l’état d’urgence et doit pointer au commissariat plusieurs fois par jour. Il vient d’être condamné à trois ans de prison ferme pour violation à trois reprises de cette assignation. Un élément ne laisse pas d’étonner : à ce jour, il n’a pas été entendu par les policiers en charge de l’enquête sur la tuerie du Bataclan. Fabien Clain, lui, a été libéré en 2012. Il est réapparu le 14 novembre 2015 au matin pour revendiquer les plus sanglants attentats jamais perpétrés sur le territoire français.

L’enquête sur les attentats du 13 novembre continue. Celle sur l’affaire du Caire a repris. Selon nos informations, mi-juin 2015, dans la plus grande discrétion, la juge Laurence Le Vert, chargée de l’instruction, s’est rendue dans la capitale égyptienne pour y rencontrer le procureur général Hicham Barakat. Moins de deux semaines plus tard, le 29 juin, le procureur Barakat a été tué dans un attentat ciblé au Caire. Un mois plus tôt, l’État islamique avait appelé à s’en prendre à des juges pour venger l’exécution de ses partisans.

À Paris, Me Olivier Morice représente Catherine et Jean-Luc Vannier, les parents de Cécile, ainsi que vingt-six familles de victimes du Bataclan. Au vu de ces deux dossiers, il a demandé au juge Teissier « de verser l’entier dossier de la procédure instruite par Madame Laurence LE VERT qui est susceptible d’apporter un certain éclairage sur l’attentat du 13 novembre dernier au Bataclan ». Aujourd’hui, Catherine et Jean-Luc Vannier, les parents de Cécile, comme d’autres familles de victimes des attentats du 13 novembre, se montrent critiques : « À défaut d’avoir pu éviter les massacres, nous exigeons de l’État et de la Justice la vérité. »

Dans le domaine complexe du terrorisme, ce monde du secret et de la manipulation, il peut exister des hasards. Jamais de coïncidences. Les victimes, leurs familles et leurs avocats se posent une terrible question : les connexions avérées entre les dossiers auraient-elles dû nous alerter sur le péril d’un attentat de masse contre le Bataclan ? Une réponse péremptoire serait vaine. Mais à l’évidence, les investigations ont connu des ratés et la machine judiciaire des dysfonctionnements. 

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