Le jour des attentats terroristes en Belgique, je dînais en terrasse avec une amie sur une place de Gràcia, un quartier de ma ville, Barcelone. La soirée était agréable, la place pleine de vie : des enfants jouaient dans un petit parc, des gens étaient attablés aux terrasses des cafés et des restaurants, d’autres se promenaient… Je ne sais plus de quoi nous parlions, d’un possible projet de travail je crois, mais je me souviens d’avoir dit soudain, comme sorti de nulle part : 

– Regarde bien cette place, garde-la en mémoire, peut-être que bientôt nous ne pourrons plus en profiter comme ça.

Une image m’était venue à l’esprit : cette même place pleine de policiers avec gilet pare-balles et mitraillette en bandoulière, des fourgons blindés dans tous les coins, plus aucun enfant en train de jouer, des passants qui traversent pressés, tête basse, des clients qui à l’entrée des établissements lèvent les bras pour être palpés et soumettent leurs sacs à l’implacable examen de la police… Est-ce là notre avenir ? ai-je pensé. Voilà ce qui nous attend ? Un État policier, un climat de paranoïa permanente dans lequel tout citoyen est un criminel présumé, un terroriste potentiel ? Ce n’est pas une hypothèse si saugrenue, c’est déjà une réalité dans les aéroports : tout voyageur lorsqu’il passe, avant l’embarquement, le portique de sécurité est considéré comme un terroriste en puissance et, comme tel, est examiné et fouillé de la tête aux pieds. 

Je suis Espagnole, j’ai un certain âge : je suis donc habituée au terrorisme. Cette affirmation semble une boutade mais il n’en est rien, malheureusement. L’ETA, tout au long de son histoire (de la mienne), a assassiné 857 personnes. Il est vrai que, contrairement au nouveau terrorisme islamiste, ce que l’on pourrait appeler le « vieux terrorisme européen » était ciblé. L’organisation séparatiste basque s’attaquait aux policiers, aux militaires et aux politiques, mais elle a tué au passage nombre de civils. En 1987, par exemple, ces terroristes posèrent une bombe dans un supermarché de Barcelone, Hipercor, provoquant la mort de 21 civils et faisant nombre de blessés.

Le déclin de l’ETA a coïncidé avec le plus grand attentat terroriste islamiste commis en Europe à cette date : le 11 mars 2004, 190 personnes trouvèrent la mort sur le réseau des trains de banlieue de Madrid. Je suis donc habituée au terrorisme ou, pour le dire autrement, je suis résignée à l’idée qu’un jour, dans la rue, en montant dans un train ou un avion, en entrant dans un supermarché, je puisse voler dans les airs, et pas comme un personnage de García Márquez.

Et pourtant maintenant j’ai peur. Je vis dans une ville européenne touristique et célèbre, je sais que je cours un risque, mais ce n’est pas ce qui m’effraie : j’ai peur de notre peur, de la paranoïa collective, des voix qui demandent, de plus en plus rageuses, de plus en plus pressantes, que nous construisions des murs, que nous fermions les frontières, que nous limitions nos libertés au nom de la sécurité, que nous oubliions les droits des terroristes présumés, que pas un réfugié de plus n’entre dans notre paradis de Blancs satisfaits : ce sont peut-être des terroristes infiltrés ou le germe d’une nouvelle génération de terroristes. Les musulmans sont l’Autre, l’ennemi, ils menacent nos valeurs chrétiennes, notre bonne entente, notre ordre, notre paix. 

Mais que faire des musulmans qui vivent déjà parmi nous ? Les auteurs des derniers attentats sont Européens, Belges et Français… L’Européen nationaliste, intolérant, xénophobe, fait un retour en force. Il jouit d’une représentation parlementaire et même, dans certains pays, gouverne. Il ne tardera pas à réclamer qu’on les mette tous dehors, à dire que les musulmans ne sont pas comme nous, qu’ils ont une autre culture, d’autres valeurs, opposées aux nôtres, qu’ils sont un danger, la cinquième colonne, à vouloir qu’on les expulse tous ! Un diagnostic et une solution connus : c’est ce que fit Hitler avec les Juifs. Voilà pourquoi je dis maintenant que j’ai peur : j’ai peur de nous. 

 

Traduit de l’espagnol par Marién Neveu-Agero 

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