Le jour de la fin du monde
Une abeille survole le trèfle,
Un pêcheur répare un filet luisant.
De joyeux marsouins bondissent dans la mer,
De jeunes passereaux s’ébrouent sous la gouttière,
Et la peau du serpent est d’or, comme il sied.

Le jour de la fin du monde
Des femmes traversent les champs, s’abritant d’une ombrelle,
Un ivrogne s’endort au bord d’une pelouse,
Des marchands de légumes crient dans la rue,
Les voiles jaunes d’un bateau se rapprochent de l’île,
La voix d’un violon s’étire dans les airs
Et conduit à une nuit étoilée.

Et ceux qui attendaient éclairs et tonnerre
Sont déçus.
Et ceux qui attendaient signes et trompettes d’archanges
Ne croient pas que le temps est venu.
Aussi longtemps que la lune et le soleil sont là,
Aussi longtemps que le bourdon rend visite à la rose,
Aussi longtemps que naissent des enfants roses,
Personne ne croit que le temps est venu.

Seul un vieillard à cheveux blancs, qui serait un prophète
Mais ne l’est pourtant pas, car il n’a pas le temps,
Répète en liant ses tomates :
Il n’y aura pas d’autre fin du monde,
Il n’y aura pas d’autre fin du monde.

 

Varsovie, 1944.

 

Enfant d’Europe, traduit par Jil Silberstein, © L’Âge d’homme, 1980

 

« Il est doux, quand sur la grande mer les vents soulèvent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui », écrivait Lucrèce, il y a deux mille ans. N’y voyez pas une délectation sadique mais, à une époque de grands troubles, un éloge de la sagesse distante du philosophe. Parce que tout artiste et penseur se détermine par rapport aux événements de son temps, qu’il devienne leur caisse de résonance ou s’en détourne. L’œuvre du Polonais Milosz, Prix Nobel de littérature en 1980, a pour profonde singularité de se mêler au flux de l’histoire, mais en en dénonçant les récupérations idéologiques. Le poète vécut en Juste l’occupation de Varsovie par les Allemands. Diplomate d’abord du régime communiste, il choisit l’exil en 1951 et décrypta les mécanismes d’asservissement de l’esprit. Il sait que celui « qui invoque l’histoire est en sécurité / Les morts ne se lèveront pas pour plaider contre lui ». En Occident, il opposa la tradition biblique au consumérisme mais aussi au retour à la nature rêvé par les hippies. Dans le poème ci-dessus déjà, l’apparente harmonie entre hommes et bêtes n’empêche pas l’apocalypse. Tous partagent une ignorance insouciante jusqu’à la dernière strophe. Mais comment comprendre la fin ? Qui est ce vieillard bien occupé ? Un homme, peut-être, comme l’auteur, attaché à la célébration quotidienne de la vie. En 1986, Milosz écrira : « Seigneur Dieu, j’ai aimé la confiture de fraise / Et la sombre douceur du corps féminin. / Comme aussi la vodka glacée, les harengs à l’huile […] / Quel prophète puis-je donc faire ? » 

 

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