Est-ce que beaucoup d’artistes vivant en France ont exposé deux fois au MNAM (Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou) ou vous n’êtes qu’une poignée ?

En 1980, j’étais beaucoup plus jeune, j’avais réalisé quarante-huit nouvelles peintures exposées par Pontus Hultén, le premier directeur du MNAM, dans les salles contemporaines du rez-de-chaussée. Trente-six ans plus tard, je me retrouve au quatrième étage avec une rétrospective.

Martial Raysse, Pierre Soulages, Bertrand Lavier et sans doute d’autres artistes vivant en France ont eu cette chance. Plutôt une poignée : le MNAM est un lieu où se déroule une multitude d’événements en même temps. C’est un lieu d’ébullition artistique. Y être exposé, comme être exposé au MOMA à New York ou à la Tate Gallery à Londres, c’est toujours une reconnaissance, une légitimation et une forme de consécration – pas forcément un succès assuré. Mon exposition doit beaucoup à la scénographie du commissaire Michel Gauthier.

Dans vos salles d’exposition, il y a foule. Comment expliquez-vous ce succès ?

Je peins des foules, et des foules viennent regarder mes tableaux dont ils sont en quelque sorte les personnages abstraits. Une rencontre à la fois stupéfiante et rêvée. Avec Michel Gauthier nous essayons de comprendre ce mouvement.

Dans de nombreux succès d’expositions, la curiosité due au marché de l’art joue un grand rôle. Quand un de nos contemporains vend des œuvres 50 millions de dollars, c’est stupéfiant : on a envie de voir qui, de son vivant, vaut aussi cher qu’un Rembrandt ! Ce n’est pas mon cas, je suis rarement sur le marché, dans les ventes publique. Mes œuvres sont parfois mises aux enchères, mais, en général, les collectionneurs les gardent, ils ne spéculent pas. Cela dit, je suis présent depuis les années 1960, cela doit jouer.

J’aurais tout de même plutôt tendance à penser que mes peintures, même les anciennes, entrent en résonance avec l’époque. Avec mon langage pictural, je prends à contre-pied la désespérance, le cynisme, les « passions tristes » qui courent les rues et je crois que les gens viennent à mes expositions pour respirer.

Si je prends le drapeau avec le rouge qui coule, une affiche de Mai 68, la mort du militant maoïste Pierre Overney devant les usines Renault, en 1972, ou les électrocardiogrammes récents, tous réalisés à des époques différentes, ils auraient pu être peints aujourd’hui. Après les attentats de l’année dernière, après Charlie, l’Hyper Cacher et le Bataclan, ces tableaux anciens sont toujours actifs.

Je vois que les visiteurs aiment regarder le monde à travers mes codes couleur. Je constate que cette peinture rend les gens plus heureux. Ce n’est pas mon but, mais cela me touche, cela me fait plaisir.

À quoi sert la peinture aujourd’hui ?

Avant toute chose, à me faire plaisir. Si je n’avais pas de plaisir, personne n’en aurait. Le plaisir des collectionneurs, des amateurs, bien sûr. Fondamentalement la peinture sert l’expression de la liberté. On parle tous les dix ans de la mort de l’art ! C’est chronique depuis un siècle, depuis l’humoriste Marcel Duchamp et Dada en 1915. Mais régulièrement l’art renaît de ses cendres. Et je pense que si on arrive à changer un petit quelque chose dans la peinture, c’est le signe qu’on peut changer un petit quelque chose dans le monde. Cette idée me soutient toujours. Je cherche à changer régulièrement quelque chose dans ma peinture, car elle reste un art prescripteur, qui fait toujours opinion.

Il y a un propos de Tchekhov que j’aime beaucoup : il disait en substance que les formes nouvelles en littérature annoncent de nouvelles formes de vie. Je crois que c’est aussi l’enjeu de la peinture dans un monde d’images. L’art contemporain forme le regard aux changements du monde. Il est de moins en moins élitiste. C’est aussi là où se créent et se propagent les langages neufs. Il se passe plus de choses en art que partout ailleurs. Et puis, c’est un artisanat très simple, « fait main », qui sort du corps, simplement.

Dans votre œuvre, vous utilisez beaucoup la photographie, mais vous n’êtes pas photographe. À quoi vous sert-elle ?

Je me sers de la photographie, comme les peintres autrefois faisaient des croquis sur le motif pour prendre des notes sur le réel. Delacroix dit dans son journal qu’un jeune artiste deviendra un grand peintre lorsqu’il sera capable de dessiner un ouvrier en train de tomber de son échafaudage. Quel exemple terrible ! Ce croquis est plus facile à faire avec une photo. Je ne recherche pas le spectaculaire dans la photographie, au contraire, tous les clichés que j’utilise doivent rendre compte de la plus extrême banalité.

Cette rétrospective réunit des œuvres qui remontent jusqu’à 1964. On a le sentiment que vous avez emprunté beaucoup de chemins différents et en même temps que c’est toujours le même qui s’exprime.

Oui, bien sûr, et votre question vient tout droit d’une de ces formules dont Picasso avait le secret. J’essaie de renouveler le langage de ma peinture tous les quatre, cinq ans pour rester en intelligence avec ce que je vis. Giacometti avait une définition formidable du style : « Le style, c’est être dans l’impossibilité de faire autre chose que ce que l’on fait. » Remettre en question ce qu’ont fait les autres ne suffit pas, il faut remettre en question ce qu’on a soi-même fait. Souvent, je voudrais être un autre, faire des monochromes, des peintures idylliques, des recherches purement visuelles ou conceptuelles, exprimer l’immatériel, l’hédonisme, l’éternel ou le métaphysique, et une fois devant la toile, je n’y arrive pas ; la force du réel est irrésistible, elle prend ma main, mon élan est stoppé puis détourné, les drames et les beautés du monde s’imposent, leur présence est toujours plus forte que l’idéal.

Votre sujet, depuis 1968, ce sont les foules ?

Les foules sont pour moi le symbole de l’énigme de la vie. Ces gens qui marchent me charment. Je sors de l’atelier, je vais place de la Bastille, je me fonds dans les cortèges ; je ne connais personne, mais je suis bouleversé par leur présence énigmatique, celle des multitudes qui passent comme des mutants, comme en transhumance, et qui sont la vie même. J’ai réalisé une série qui s’appelait : « La couleur des villes et la couleur des champs », dans laquelle j’avais placé des foules urbaines sous des arbres dans la campagne et dans un fleuve de couleurs. Une foule de passants des villes détournée dans un décor de nature rend plus sensible l’énigme de notre présence et plus évident le mystère de nos vies.

J’adore aussi les stades – Roland-Garros, les arènes de corrida, le foot, la boxe. J’aime les gestes qui soulèvent les foules, qui font partager la peur, la joie, la colère. Je ne suis pas devant le monde, je suis dans le monde. Il y a des soulèvements terribles aussi, comme ceux des défilés et des hordes nazis brûlant des livres, ceux des djihadistes dans les villes qu’ils occupent. Ce sont des foules effrayantes. Mes foules essayent de lutter contre ces foules mortifères : les miennes sont le plus souvent banales et pacifiques. Individualisées par les couleurs dans la multitude ou bien unifiées par le monochrome selon les périodes.

Vous aimez les passants ?

De la Passante de Baudelaire au Paysan de Paris d’Aragon, le héros de la modernité c’est le passant anonyme. Des individus distincts ou bien unifiés. « Multitude », j’aime ce mot-là. Les multitudes sont partout. Elles changent le monde. Elles font l’histoire. Derrière ces multitudes, il y a la recherche du bonheur commun. Cela m’a toujours intéressé.

Dans votre période récente, les multitudes semblent suspendues dans le vide, comme si vous fusionniez la Toscane et la Bastille ?

J’ai en effet deux vies complémentaires, deux observatoires : je vis à Paris, à Bastille, au cœur de la foule parisienne et cosmopolite, où je vois défiler en permanence les infirmières, les pompiers, les policiers, les étudiants, les paysans, les marins-pêcheurs, les retraités, les écoles libres, les anti-mariage pour tous, les gay-pride, les techno-parades, etc. Je vois sans cesse mon pays défiler. Et je vis aussi en Toscane, dans la campagne siennoise. De ma colline, j’ai une vue à 360 degrés : la neige qui tombe sur les Apenins, le soleil sur Pise, la pluie sur le Monte Amiata… L’orage, le soleil, c’est le cosmos. D’un côté la foule des métropoles et de l’autre le cosmos toscan. Dans la campagne où je travaille pendant des mois, je vois les foules des villes avec recul, je les regarde de loin. En ce moment, dans ma tête, je projette la lumière toscane dans les métropoles. Ou l’inverse. C’est ma manière de me brancher sur l’énergie du monde, l’énergie de la pluie et du beau temps, des soleils et des trous noirs, de l’espace et du temps.

Peut-on dire, comme le suggère Michel Gauthier, que vous êtes un peintre situationniste ?

Je ne peux pas m’honorer de ce titre. Je n’ai jamais fait partie de ce groupe. Et si cela avait été le cas, selon la tradition situationniste, j’en aurais été exclu. Mais j’utilise certaines trouvailles esthétiques et philosophiques des « situs », spécialement la dérive et le détournement. Les deux m’ont beaucoup servi. La dérive m’a permis de sortir de la grille cubiste, si forte qu’elle a assassiné cinq générations de peintres. Cette grille décompose le monde en cylindres, sphères, cubes, géométries ; elle commence avec Cézanne et finit avec Giacometti, et reste un symbole de modernité. Presque toute la peinture du xxe siècle est passée par le diaphragme cubiste. Mon problème de peintre est : comment en sortir ? J’utilise la dérive.

L’idée de dérive me vient d’une réflexion sur la ligne. Dans le cubisme, il n’y a que des lignes droites horizontales, perpendiculaires ou transversales, des lignes géométriques. Lignes d’ingénieurs de la vision, d’architectes du réel. Une ligne qui dérive sort enfin de la charpente cubiste. Dans la réalité, la ligne n’existe pas, il n’y a pas de ligne dans la nature. La ligne d’horizon ? Mais où est-elle ? L’horizon n’est pas matérialisé. La ligne est une pure invention humaine. Ça m’a libéré, de comprendre que le dessin de toute ligne est une abstraction. Ainsi j’ai réussi à échapper à la grille cubiste.

Dans mes portraits, les lignes de couleur partent de nulle part et y retournent – entre-temps, elles dérivent en construisant autre chose, en passant par l’ombre et la lumière. Je n’entre dans le réseau du visage ni par le dessin de la bouche, ni par le dessin du nez, des yeux, des cheveux ; je passe uniquement par la lumière et l’ombre, de la ligne la plus claire à la ligne la plus foncée. Ces dérives forment un visage sans passer par le plan cubiste. J’y ai échappé, je trouve un langage neuf.

Le détournement, c’est différent. Il a souvent servi dans ma génération, à l’image des fameux films de Guy Debord dans lesquels il utilisait des images de western classiques et faisait dire aux héros des citations de Karl Marx.

Vous vous définissez toujours de manière singulière. Comment présenteriez-vous votre parcours ?

Ce ne sont jamais les artistes qui se définissent eux-mêmes, ce sont toujours des critiques, des poètes, des écrivains qui cherchent à inventer des mouvements. Une phrase de Montaigne, quand il parle de ses voyages, me va très bien : « Je sais bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche. » J’ai réalisé des vidéos, des environnements, des performances, mais je fuis les écoles ; je cherche, encore et toujours. Ma préférence reste le voyage dans la peinture et ma constante, la couleur. Jeune, on emprunte forcément un passage connu, on commence par imiter. Pour devenir soi-même, il faut rompre. Il n’y a pas d’exemple de peintre isolé, sans référence. Il n’y a guère que les peintres naïfs qui ne s’inspirent de personne, mais ils se ressemblent tous. Ils sont dépendants de leur absence de culture picturale.

Comment résumez-vous cette exposition transversale ? Que vous apprend-elle sur votre peinture ?

Il y a deux autoroutes dans l’art moderne et contemporain. L’autoroute Marcel Duchamp et l’autoroute Pablo Picasso. Quand il y a des bouchons, des encombrements, des ralentissements, on sort et on découvre une route inconnue. Le pas de côté me fait entrer dans ce que je cherche et que je ne connais pas encore. Michel Gauthier a organisé l’exposition autour d’un fil conducteur : la tension permanente entre ma recherche picturale et l’histoire contemporaine. J’ai toujours pensé que je fonctionnais par intuition et tâtonnements. Cette exposition est pour moi comme un révélateur. Elle me fait comprendre les processus qui ont guidé ma main.

« La meilleure façon d’marcher, c’est de mettre un pied d’vant l’autre et d’recommencer », disait une chanson de mon enfance. Cette exposition m’apprend que l’école buissonnière, les chemins de traverse et les pas de côté sont les chemins de la création. La route vécue comme une aventure finit par exprimer la logique du peintre. 

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