La spécificité culturelle de la France est le fruit d’une très longue histoire. Comment le général de Gaulle a-t-il continué cette tradition singulière ?

En créant un ministère des Affaires culturelles, qu’il a confié à André Malraux en 1959. Sa mission s’énonce ainsi : « Rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité au plus grand nombre de Français et assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel. » De Gaulle a un culot fou en dédiant à la culture un ministère d’État, deuxième dans l’ordre protocolaire du gouvernement. Malraux l’a occupé pendant une décennie, jusqu’en 1969. Il faut citer cette phrase du Général : « À ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux. La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que par là, je suis couvert du terre-à-terre. » Dans son discours d’Alger, prononcé en 1943 pour les soixante ans de l’Alliance française, il rappelle que la France s’est toujours distinguée par l’épée et la pensée.

Ses successeurs immédiats ont-ils dévié de cette ligne ?

Non. Ils ont poursuivi dans le même esprit, à commencer par Pompidou. On a alors pensé que cette spécificité culturelle française s’incarnait désormais dans une institution politique et administrative donnant à l’État un rôle essentiel en la matière, ce qui n’était pas le cas ailleurs. Le modèle français a fait école. Giscard n’a pas causé de dégâts, même s’il a fait du ministère un secrétariat d’État. Mais son titulaire, Michel Guy, fut un des meilleurs à ce poste. Quant à Mitterrand, il estimait que le projet socialiste était d’abord un projet culturel. C’est lui qui a doublé les crédits du ministère en 1981 et s’est battu pour la notion d’exception culturelle. À ses yeux l’économie était un moyen, pas une fin. Aujourd’hui on a inversé les termes : l’économie est devenue une fin, et la culture un moyen. Enfin, Chirac a mené le combat pour la diversité culturelle, à travers son discours de 2005 à l’Unesco et aussi à travers le projet du musée du quai Branly.

Les choses se sont ensuite détériorées, au point que vous vous demandez si cette prééminence de la culture n’a pas été une parenthèse. Que s’est-il passé ?

On croyait que cette singularité culturelle durerait. On s’aperçoit avec surprise, depuis Sarkozy – et cela n’a pas changé depuis –, que ce n’est pas le cas. Le ministre de la Culture ne joue plus le rôle qui était le sien. On ne réserve plus à la culture la place qu’elle occupait auparavant dans la vie politique. Je date la rupture de la grande grève d’Avignon et du conflit des intermittents de 2003, qui pose la question de la place des artistes dans la Cité. Mais, dès la cohabitation de 1986 et l’arrivée de François Léotard rue de Valois, on avait vu s’appliquer à la culture un libéralisme brutal, déterminé et même provocateur. La privatisation de TF1 en fut le symbole majeur. La notion de « mieux-disant culturel » s’est révélée une fumisterie. Ce libéralisme posait alors un problème majeur, car la culture était jusque-là protégée par l’État. Dans la tradition française, celui-ci assurait une place à la culture et lui fixait des objectifs de démocratisation. En 2007, la culture n’était plus au cœur du projet de Nicolas Sarkozy, ni de celui de Ségolène Royal d’ailleurs.

Et maintenant ?

On change de politique culturelle sans le dire. Il règne aujourd’hui une sorte de mollétisme culturel. Le gouvernement a diminué les crédits deux années durant, a nommé trois ministres en quatre ans, et pour quelle politique ? Le ministre de la Culture est choisi selon des critères qui ont peu à voir avec la promotion d’une culture volontaire, audacieuse et répondant aux défis de l’époque actuelle. Où est passée l’ambition, le projet de société qui ferait de la culture un axe prioritaire ?

Pourquoi y a-t-il urgence à remettre la culture au cœur du projet politique ?

Parce qu’elle est une dimension essentielle de l’homme. On ne s’intéresse plus qu’à la régulation budgétaire, au respect des règles communautaires. L’Europe est envahie de fanatiques libéraux dont l’objectif est de démanteler les règles qui protègent la culture. Or elle est fragile. Le vocabulaire change : on n’entend plus que les mots « compétitivité », « attractivité », « rentabilité ». Je vois trois raisons à ce changement. D’abord, l’obsession de l’économie et de la sécurité. Le libéralisme mondialisé a gagné, renforcé par les nouvelles technologies. Tout le monde passe à la casserole libérale. Ensuite, l’État, qui historiquement a été en France le garant de la démocratisation, du soutien aux créateurs, de la protection du patrimoine, s’est beaucoup affaibli. De nouveaux acteurs sont apparus, des entrepreneurs culturels comme Pinault, Arnault, Niel ou Drahi. Enfin, le personnel politique est bien moins cultivé qu’avant. Son recrutement s’opère dans des cercles plus étroits qui n’ont plus ni la familiarité avec la culture ni le recul historique comme sources de réflexion pour appréhender le monde.

Quelles sont les conséquences de ce repli sur soi ?

La France, qui s’est battue pour l’exception culturelle, est en train de se normaliser. Cela n’est pas contradictoire avec le fait que l’appétit des Français pour la culture reste le même. Une immense vitalité demeure, les initiatives se multiplient. Cette envie de culture est ancrée plus profondément dans le pays que dans la classe politique. À part quelques maires de grandes villes comme Lille, Bordeaux, Limoges, Angers ou de villes de taille moins importante, les politiques sont passés à autre chose. La culture n’est pas en soi sacrifiée, mais c’est la politique culturelle qui l’est. On observe un manque de financement réel des ministères de la Culture et des Affaires étrangères, une forte diminution des subventions. Beaucoup de petits festivals ont dû arrêter. Mais surtout, il n’y a plus de discours politique sur la culture. Gramsci avait bien montré le lien entre les deux.

En 2014 est paru un rapport sur ce que la culture apporte à l’économie en France. Pourquoi vous a-t-il choqué ?

En posant le problème ainsi, on fait de la culture un paramètre de l’économie. Comment quantifier l’émotion que procure l’écoute d’un concert ? On est dans une autre sphère, nécessaire à la vie humaine, à la vie tout court, à la société. Et on voudrait d’un seul coup que la culture fasse partie de la normalisation économique en la jugeant à l’aune de la pêche en haute mer, du tourisme ou de la grande distribution. C’est insupportable. Combien ça coûte, combien ça rapporte, combien d’emplois ça crée ? On marche sur la tête ! Je ne peux pas calculer le retour sur investissement d’un spectacle de Luchini. Je pense qu’il fait économiser beaucoup d’argent à la Sécurité sociale car rire, ça évite la déprime. Cette voie est très dangereuse. Les responsables politiques nationaux ou locaux, parfois soumis à de fortes pressions, soucieux de défendre leur budget, croient nécessaire de dire que la culture est un investissement utile et rentable. Il ne faut pas entrer dans ce débat. C’est un raisonnement spécieux.

Il ne faut donc pas justifier l’intérêt économique de la culture ?

Non. Même s’il faut en avoir conscience. Cela ne signifie pas qu’il faut tomber dans l’excès inverse, dépenser sans compter et proposer des spectacles obscurs qui seront compris par peu de gens. C’est une question de dosage et de priorité. Le critère économique ne doit pas être dominant. Voyez la dérive sur certaines expositions : comme les musées ont des objectifs qu’ils ne peuvent atteindre avec les subventions publiques, ils montent des événements en fonction des sponsors et des thèmes. La nature même de l’art et de la culture change quand on se préoccupe de rentabilité.

La loi Aillagon sur le mécénat participe-t-elle de cette dérive ?

C’est un terrain difficile. La loi Aillagon a accordé de tels avantages fiscaux aux investisseurs que ceux-ci sont prêts à aider la culture. J’y suis favorable, il faut être réaliste. Mais parfois l’envahissement des marques commerciales est tel qu’on se demande qui est au service de qui. On a la désagréable impression que les événements culturels sont comme des hommes-sandwichs au service d’une marque qui devient plus importante que le contenu. Encore une fois, c’est une question de dosage. Je ne suis pas un ayatollah du purisme culturel. Pourquoi critiquer le musée de Bernard Arnault ? Mais ce qu’il vend, c’est sa marque, et il utilise la culture au profit de cette marque. Quand Maeght a créé sa fondation inaugurée par Malraux, c’était au service de l’art, pas de Maeght. 

 

Propos recueillis par Éric Fottorino et Laurent Greilsamer

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