– C’est gratuit, non ?
– Vous savez ce qu’on dit. Si c’est gratuit, vous êtes le produit.
– Comment ça ?
– Rien n’est gratuit ici. Jamais. Les créateurs d’Internet prônaient liberté et gratuité. La gratuité est restée. Mais la liberté, c’est fini. Vous y renoncez un peu plus à chaque fois que vous cliquez. Démonstration ? Sur Facebook, vous visitez souvent le profil de cette femme, très jolie d’ailleurs, sans oser la liker. J’en déduis que vous êtes amoureux. Et timide. Vous visitez souvent les pages de ceux qui la likent, plus particulièrement les hommes, j’en déduis que vous êtes jaloux. Et vraiment très amoureux. Vous avez été amis, puis vous l’avez supprimée, puis amis à nouveau, puis elle vous a supprimé. J’en ­déduis que c’est une histoire passionnée, qui n’est probablement pas finie, car elle aussi visite ­souvent votre profil.
– Ah bon ? Vous pouvez m’en dire plus ?
– Bien sûr. Je peux tout vous dire. Mais il va falloir payer. Ou accepter que je lise vos mails. Bien entendu, vous allez accepter n’importe quoi plutôt que payer. Vous êtes tous comme ça. Vous préférez l’illusion de la gratuité à la liberté.
– Pas du tout.
– Vous n’avez pas un compte Gmail, généreusement offert par Google ?
– Si, comme tout le monde. 
– Eh bien en échange de la gratuité de ce compte, Google s’offre un accès illimité à votre correspondance.
– Ah bon ? Je n’ai pas lu le contrat. J’ai cliqué.
– Personne ne le lit. Mais il vous lie de près. Facebook et Google monopolisent autour de 70 % du marché publicitaire mobile. Grâce à vous. Vous êtes le produit.
– Mais je produis quoi ?
– Chaque clic est une information. Comme une vache produit du lait, vous produisez des données. Le tuyau analyse tout ce qui le traverse. Ce n’est pas un tuyau, ce sont des yeux et des oreilles. Un panoptique, qui vous surveille non plus pour vous punir, mais pour vous cibler et vous vendre. 
– Me vendre quoi ?
– Vous vendre, vous. Toutes ces données, ce n’est pas du lait, c’est du pétrole publicitaire. Vous en crachez tellement, c’est inépuisable. Avec le portable, le réseau est devenu omniprésent : vous êtes en permanence en train de laisser des traces. Et contrairement au pétrole, plus il y en a, plus ça a de valeur. 
– Quand je tourne dans ma roue Facebook, je suis comme un hamster qui produirait de l’électricité ?
– À l’époque de Marx, un travailleur pouvait prendre conscience qu’il était exploité, parce qu’il savait qu’il travaillait. Aujourd’hui, vous créez de la valeur sans vous en apercevoir. Donc aucune raison de vous rémunérer. C’est une relation parasitaire. Vous travaillez sans le savoir pour Google et Facebook. Les chômeurs peuvent même le faire à temps complet. 
– C’est déloyal.
– Parfaitement. La déloyauté est au principe de cette révolution. Et ce n’est que le début. Depuis 2003, des fondations open source et Google ont créé l’infrastructure informatique capable de manipuler en un temps record ces quantités inouïes de données. Le véritable enjeu est leur compréhension, et la capacité à en extraire de la valeur. On appelle ça data mining : de la mine infinie des données, insignifiantes pour vous, extraire l’or et le diamant. Seules des machines capables ­d’apprendre peuvent le faire. C’est une vraie révolution scientifique, que des génies mathématiques sont en train d’accomplir.
– Tout ça pour nous vendre des voyages, des fringues et des barbecues…
– Oui. Avant ils étaient traders, maintenant ils font ça.
– Comment résister ?
– La lutte est trop inégale. D’un côté, des esprits supérieurs, de l’autre, vous. Imaginez une armée de ­Kasparov et d’Einstein décidée à vous plumer. Jamais l’intelligence ne se sera mise au service de plus grande ­déloyauté, et sans ­aucun scrupule. Le monde de demain ­appartiendra à des mathématiciens milliardaires, qui auront compris comment vous exploiter de votre plein gré. 
– On peut faire la grève de la production de données !
– C’est une guerre sans merci, que vous avez perdue d’avance, parce que vous ­aurez toujours plusieurs coups de retard. La solution ne peut venir que d’autres génies mathématiques, qui préféreront vous vendre des outils de protection de la vie privée plutôt que des barbecues.
– Mais enfin, si c’est déloyal, c’est illégal !
– Non, puisque c’est écrit dans les contrats que vous signez sans les lire : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance de vie privée. » Il y a une autre solution, juridique et politique. Mais il faudrait que vos gouvernements trouvent le courage de fiscaliser le prélèvement de données. Autrement dit, d’attaquer les Américains. Mais vous préférez leur vendre du pinard et des avions, pour préserver encore un peu vos derniers emplois. C’est ce que vous appelez libre échange. Mais à la fin la liberté a toujours un prix.
– Étrange d’entendre ça dans la bouche d’un ordinateur tout de même.
– Merci d’avoir participé à cette conversation, qui vous était offerte par Google Philosophy. En espérant vous revoir bientôt dans notre simulateur de liberté.  

@opourriol avec l’aide de Xavier Lazarus

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