Quitte tes camarades au sortir de la gare
Marche dans la ville au matin, ta veste bien fermée
Cherche-toi un gîte, et si ton camarade frappe
N’ouvre pas, ah ! n’ouvre pas la porte
Au contraire
Efface tes traces !

Si tu rencontres tes parents à Hambourg ou ailleurs
Passe à côté d’eux, étranger, tourne la rue, ne les reconnais pas
Baisse sur tes yeux le chapeau qu’ils t’ont donné
Ne montre pas, ah ! ne montre pas ton visage
Au contraire
Efface tes traces !

De la viande est là, mange ! Et sans calculer !
S’il vient à pleuvoir, entre n’importe où et prends ce fauteuil ou cet autre
Mais ne va pas rester assis ! Et ton chapeau ne l’oublie pas !
Je te le dis :
Efface tes traces !

Quoi que tu dises, ne le dis pas deux fois
Si tu découvres tes pensées chez un autre, renie-les !
Quand on n’a rien signé, pas laissé de photo
Quand on n’y était pas et qu’on n’a rien dit
Comment pourrait-on vous prendre ?
Efface tes traces !

Veille, si tu songes à mourir,
Que nulle tombe ne trahisse où tu gis
En laissant lire une inscription avec ton nom
Ou l’année de ta mort, qui pourrait te confondre
Encore une fois :
Efface tes traces !

[C’est là ce qu’on m’a appris.]

Extrait de Poèmes, tome 1 (1918-1929), L’Arche Éditeur, 1965.

Traduit de l’allemand par Gilbert Badis et Claude Duchet.

Les dix poèmes d’Extraits d’un manuel pour habitants des villes forment un précis d’illégalité et d’émigration selon le penseur Walter Benjamin. Plus question de s’enivrer du décor urbain pour « celui qui observe une bataille en stratège accompli ». L’œuvre, rédigée entre 1925 et 1930, a pour objet la lutte des citadins pour leur survie. D’une langue crue et sèche, Bertolt Brecht y dit la drogue, l’égoïsme, le quotidien d’anonymes -délogés. Le poète et dramaturge (1898-1956) vit alors à Berlin. Critique nihiliste de la société bourgeoise, il est en train -d’intégrer l’analyse marxiste à son œuvre. Et voici qu’il enseigne le « b.a.-ba » d’un monde de mangeurs et d’exploités. Car l’art doit être, selon lui, le lieu d’une prise de conscience. Dans le théâtre brechtien, celle-ci a pour conditions la clarté de l’action et le refus de l’illusion. Le spectateur est incité à une réflexion distanciée grâce, entre autres, à l’introduction d’un narrateur qui suspend l’action. De même, le dernier vers du poème ci-dessus rompt une construction fondée sur l’apostrophe. Et, de chronique réaliste, l’œuvre devient parabole. Mais les réflexions de Brecht ne se limitèrent pas à la poésie et au théâtre. En 1932, il regrette que la radio reste un -appareil de distribution plutôt que de communication. L’auditeur, prône-t-il, devrait aussi pouvoir s’exprimer. Qu’aurait-il pensé des réseaux Internet, espaces de liberté et de propagande, de partage et d’individualisme, de surveillance et de résistance ?

Les œuvres poétiques et théâtrales de Bertolt Brecht sont publiées par L’Arche Éditeur.

 

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