Nous commençons à rêvasser dès notre jeune âge. Cela commence souvent vers nos treize, quatorze, quinze ans ou un peu après vers nos seize ou dix-sept ans. Mais nos rêves les plus grands, les plus fous, ceux qui seraient si puissants qu’ils pourraient nous pousser à construire ou à détruire n’arrivent que bien plus tard…… Ou jamais.
Quand est né mon rêve français ?
Je ne sais plus exactement, mais cela avait commencé avec des chansons françaises, traduites en vietnamien. C’était autour des années 1975 ou 1976, en tout cas après le 30 avril 1975. Juste à la fin de la guerre entre l’Amérique et le Vietnam. Au moment où éclatait alors une autre guerre, secrète, dans les tréfonds de mon âme.
D’abord, il y avait eu Tombe la neige, puis Aline, suivie de Histoire d’un amour…… Ces chansons m’avaient fortement touchée. Leurs mélodies étaient si belles, leurs paroles si passionnées. Ravivaient-elles en moi la mélancolie ou me prodiguaient-elles une douce tendresse ? Il y avait de tout cela. Cependant la raison principale, impérieuse entre toutes, fut qu’elles avaient suscité alors en moi un questionnement pressant ainsi qu’une curiosité irrépressible. Les questions, telles des flèches, fusaient dans mon esprit.
« Comment les Français peuvent-ils se désoler pour des malheurs aussi insignifiants ? La neige qui tombe est-elle trop abondante ? On ne peut voir son amante aujourd’hui ? Elle viendra demain, voyons ! Pourquoi ce désespoir ? Et dessiner le visage de sa bien-aimée sur le sable puis se désoler que la marée vienne l’effacer, n’est-ce pas un peu puéril ? Si on veut garder une belle représentation de son amoureuse, il n’y a qu’à exécuter son portrait avec des techniques résistantes au temps qui passe : une peinture à l’huile, une sculpture en bronze ou en marbre, par exemple…… »
J’étais loin d’être la seule à avoir ces interrogations ! Beaucoup de filles et de garçons de ma génération avaient éprouvé la même curiosité, la même incompréhension et s’étaient posé ces mêmes questions. Celles et ceux qui sortaient de la jungle, ayant survécu aux bombes et à la mitraille, qui étaient encore fagotés de leurs tenues de camouflage, celles et ceux que les citadins de Saigon désignaient, entre crainte et mépris, comme des guérilleros tout droit sortis de la jungle.
Je savais bien que l’humanité est compartimentée en des multitudes de « vies personnelles » différentes car chaque peuple possède sa propre histoire, son propre univers et, si on ne détient pas la clé ou les codes d’un monde, on ne peut y entrer.
Mais ces chansons étaient si captivantes, si séduisantes. Je les écoutais en boucle. Je pensais en mon for intérieur : « Si un peuple peut être ému, s’il peut pleurer ainsi sur d’aussi minuscules chagrins, c’est qu’il doit vivre dans un très grand confort matériel et, par conséquent, son âme doit être aussi délicate et aussi blanche que sa peau. Notre peuple, qui a la peau jaune, a vu la famine décimer plus de deux millions de gens et la guerre massacrer dix millions des nôtres. Nous avons été grillés comme des fourmis dans l’enfer du napalm, nous avons péri comme des mouches, écrasés sous les déluges de bombes des forteresses volantes B-52. Nous avons vu la marée montante déposer sur nos plages des monceaux de cadavres humains enroulés d’algues et amalgamés à ceux des poissons crevés. Nous n’avons plus assez de larmes pour pleurer un visage dessiné sur le sable, effacé par les vagues. Notre peuple ne peut composer une chanson telle qu’Aline. »
Je tentais une comparaison entre les deux peuples. Si notre malheur est noir, de quelle couleur peut-être le malheur des Français ? Bleu ? Rouge ? Doré ?…
J’eus enfin la réponse vingt ans plus tard.
Je suis arrivée la première fois en France en 1994. Les Français me disaient alors que la neige n’était pas tombée à Paris depuis 1991. Mais cette année-là, il avait abondamment neigé. Une nuit, en pleine lecture, je vis par les carreaux de ma fenêtre que tout était devenu blanc dehors.
« C’est donc ça, la neige ! me dis-je en me couvrant d’un manteau pour sortir sur le balcon. »

Tombe la neige…… La chanson d’antan me revint subitement. Une émotion indescriptible m’étreignait au rappel de l’ancienne mélodie. La neige tombait sans discontinuer, comme la pluie, elle tourbillonnait comme une danseuse, légère comme un ballet de volutes cotonneuses, scintillante comme du cristal. C’était étrange et si beau, c’était fantastique. Pourtant, au même instant, mon cœur revint vers l’immense jungle dense, profonde et humide, vers les cavernes sépulcrales et obscures, vers les précipices au fond desquels s’entassaient des montagnes de corps humains et où tournoyaient des bandes de vautours à la nuit tombée.
Je restais ainsi sur le balcon jusqu’au petit matin. La neige s’arrêta. Une aurore d’un blanc pur apparut sur les toits pour se répandre ensuite dans les rues de la ville. Je contemplai l’aube immaculée de neige. Je pensai : « Le chagrin des Français est-il blanc comme la neige ? »
Paris, le 25 Février 2014


Traduit du vietnamien par Phuong Dang Tran

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