« Je me méfie du rêve. On parle du rêve américain, du petit marchand de journaux qui devient milliardaire. Mais combien restent misérables toute leur vie ! L’important, c’est le projet plus que le rêve. Ma relation avec la France a commencé à Athènes avec mes livres d’école. Je regardais les reproductions. Je voyais : Louvre, France, Paris. C’était un mythe. La France était le pays des belles choses. Les écrivains qui nous intéressaient étaient français. Mon père nous faisait lire Zola. C’était fascinant. On se disait : il s’appelle Zola, c’est un Grec ! Le rêve des nôtres, c’était d’aller en Amérique. Mon oncle avait émigré là-bas. Vu les opinions de mon père, c’était impossible pour nous. Il était fonctionnaire mais il avait perdu son travail à cause de ses engagements antiroyalistes. Il vivait de petits boulots. Ma mère, qui était analphabète, nous répétait qu’on devait s’éduquer, apprendre « les lettres ». Les études, la culture, c’était la France.
Je suis arrivé à Paris en 1954, en pleine guerre d’Indochine. Mon projet, c’était de fuir la Grèce. J’appartenais à une classe sociale qui ne pouvait pas s’en sortir. Les études en France étaient gratuites, c’était formidable. Mon envie de la France s’est consolidée une fois sur place. J’ai découvert la liberté. J’allais à la Sorbonne. J’assistais aux manifestations. Rue d’Ulm, je voyais des films qu’on ne programmait pas en Grèce, Les Rapaces d’Erich von Stroheim, Potemkine d’Eisenstein, Les Raisins de la colère de John Ford. Ce qui m’intéressait, c’était d’écrire. J’ai réalisé que le cinéma était un autre type d’écriture qui correspondait plus à ma nature, à mes envies, à une certaine modernité. J’ai pensé que je n’arriverais jamais à écrire en français. Écrire en grec m’intéressait moins car à force de ne plus le parler, je commençais à le perdre. J’ai tout fait en revanche pour approfondir ma maîtrise du français. L’usage des mots a été une révélation. Ce fut mon autre grand voyage en France : la langue. Après toutes ces années, j’ouvre toujours des dictionnaires. Des mots surgissent. Je réalise que certains sont d’origine grecque…
À cette époque en France, l’horizon était ouvert. À l’inverse du communisme dont le drame était d’avoir fermé l’horizon en disant : vous avez tout ici. Au centre des étudiants, rue Soufflot, on affichait des listes de petits travaux qui permettaient de gagner un peu d’argent en fin de journée ou le week-end. Je me faisais des pourboires en lavant les voitures. On s’y mettait à trois, c’était moins long. On ramassait aussi des vieux papiers, des journaux et des revues qu’on déposait près de Notre-Dame. On ne gagnait pas beaucoup, mais c’était la joie : celle d’étudier avec l’assurance que ces études aboutiraient à un résultat. Après l’IDHEC, j’ai eu la chance de travailler avec René Clair, Jean Giono, René Clément, Jacques Demy.
Si la France me faisait rêver, c’était aussi pour la liberté d’expression. Quand a commencé la guerre d’Algérie, on pouvait manifester, être contre. À la radio, j’entendais des voix qui critiquaient le régime. Je n’étais pas habitué à cela. Dans les foyers d’étudiants, je voyais des journaux communistes ou royalistes, comme Noir et Blanc. Je n’en croyais pas mes yeux. Des jeunes se proclamaient communistes ! En Grèce, tu allais en prison si tu disais une chose pareille ! Et si tu t’adressais à un policier, la première chose qu’il te donnait, c’était une baffe !
Aujourd’hui, le rêve des jeunes est plus pragmatique. Je crains qu’on assiste à leur dépolitisation, avec la montée d’un esprit tribal. Ils ne sont pas conscients de l’environnement unique dans lequel ils vivent grâce à la culture et à l’éducation. Je parle italien et espagnol, j’ai vécu en Grande-Bretagne, en Amérique latine, aux États-Unis. Je peux comparer. Je suis certain que l’ADN de la France lui permettra d’inventer de nouveaux horizons, de trouver un épanouissement mental et culturel. Je ne vois aucun signe de déclin. »


Propos recueillis par Éric Fottorino et Manon Paulic

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